Les inégalités sont un facteur de mauvaise santé.
Le progrès, dans sa version libérale, creuse les inégalités. Donc le progrès, dans sa version libérale est un facteur de mauvaise santé.
Logique !
Monde étrange que celui dans lequel nous vivons, où les contresens les plus osés sont perpétrés avec un sourire et un culot de bateleur. Depuis 1973, nous sommes entrés dans une ère de régression sociale [1] qui ne fait pas plaisir aux citoyens. Le problème pour les dominants [2] est le contrôle du discours. On appelle cela aussi : fabriquer de l’idéologie.
L’idéologie des dominants (à ne pas confondre avec l’idéologie dominante qui peut parfois être celle des dominés) consiste donc à faire passer pour une évidence ce qui n’est que la représentation de leurs grossiers intérêts.
On ne peut rien comprendre si on n’étudie pas la répartition du revenu global(A) entre les classes sociales. Cette répartition a été en s’améliorant (c’est-à-dire s’égalisant) depuis le début du XXème siècle.
Voir graphique ci-dessous.
En fait, on observe des différences au sein des pays développés : aux États-Unis la chute des inégalités est verticale depuis le XXème siècle avec un minimum avant le premier choc pétrolier ; puis une rude remontée dans les années Reagan, ensuite un plateau, puis c’est reparti à la hausse sous G W Bush. En France, au début la courbe est semblable à celle des Etats-Unis. On atteint un creux après guerre (1945), puis ça remonte, ensuite les écarts se réduisent sous le gaullisme avec une remontée lors de la politique de rigueur de Mitterrand sans atteindre les sommets américains. Mais toutes les études montrent un accroissement des inégalités entre 1995 et aujourd’hui(B)…
Pseudo crise pétrolière : nouveau partage du capital et du travail
Donc nous voyons sans trop nous fatiguer qu’un processus intense d’égalisation des revenus et des patrimoines (dans une moindre mesure) a parcouru quasi tout le XXème siècle. En 1973, premier choc pétrolier et à partir de ce moment là les inégalités recommencent à se creuser. Oh pas partout en même temps ! En France, il a fallu attendre 1983 et le tournant de la rigueur ; en Belgique, le premier gouvernement Martens-Gol (1981). Il n’empêche, partout les inégalités prospèrent. Question : le pétrole cher explique-t-il la crise ? Que nenni, peu après, le prix du pétrole a dégringolé sans que l’économie redémarre. Depuis 2004, le pétrole remonte mais est encore loin des sommets de 1980 [3].
Comment faire accepter cette escroquerie au bon peuple ?
Donc, on vous bourre le mou avec la crise, avec le pétrole, les petits Chinois qui travaillent pour trois bols de riz (pourquoi trois ?). La crise que nous connaissons est tout simplement une crise fiscale, une crise de répartition. On n’ose plus faire payer les riches, faut dire que l’argent est devenu fort volatil. Mais enfin on a vu qu’en matière de terrorisme, il y avait moyen de faire parler les banques, pourquoi pas en matière fiscale… manifestement les riches ont la nostalgie du XIXème siècle… (Mais ce sont eux les progressistes…).
La deuxième guerre du Viêt-Nam (1964-1975) qui a couté très cher aux États-Unis (tant politiquement que financièrement d’ailleurs). Alors, l’économie américaine courrait à sa perte. La crise pétrolière a été l’occasion, le prétexte, pour arbitrer le partage entre le travail et le capital en faveur de celui-ci. Quand un état est endetté, il doit prélever soit chez les pauvres soit chez les riches et comme l’État étasunien est aux mains des riches, l’arbitrage s’est bien fait…
Mais il y a une autre raison bien plus grave. Avant 1973, c’étaient les golden sixties, une croissance économique élevée et surtout une très grande sécurité (plein emploi). La sécurité permet de s’arrêter, de penser, de se dire qu’on pourrait peut-être travailler moins, jouer de la guitare, faire l’amour plutôt que la guerre (ou la guerre économique). Une vraie social-écologie fraternelle et tiers-mondiste… les riches ne veulent pas de cette société. Un riche ne jouit bien que s’il y a des pauvres qui lui permettent une avantageuse comparaison. Et puis comment trouver du petit personnel dans une société où les fleurs sont au pouvoir ?
Il y avait urgence, il fallait replonger le monde dans l’insécurité économique
Alors là, félicitations, bravo, comme coup de bluff c’était parfait, tout le monde y a cru. Taux de chômage record… Il n’a pas fallu dix ans pour passer de peace & love à no future…
Des couleurs psychédéliques à noir c’est noir… Et les politiques furent très embarrassés, eux qui faisaient les entremetteurs entre le peuple et la finance se sont retrouvés hors-jeu. Mais la peur ne suffisait pas, il fallait y rajouter l’inéluctable. Une brochette de pseudo-experts va décliner le nouvel évangile néolibéral et le graver dans le bronze des traités européens (Union européenne) et internationaux (Organisation mondiale du commerce) : Hayek et Friedman nouveaux Moïses, sauf que, souvenez-vous, le vrai avait renversé le veau d’or, les faux prophètes se sont prosternés devant lui. Depuis qu’on applique leurs recettes, admirez comme tout va bien….
Bon l’insécurité, les faux prophètes et puis quoi encore ?
Pas encore assez pour les riches. Ils ont eu la trouille avec la défaite américaine au Vietnam et avec 68 et la grève générale en France. Ils ne veulent plus sentir l’odeur de leur propre angoisse. Ils vont détruire les mots, subvertir la langue. Comment mentir sans que personne ne s’en rende compte ? Il suffit d’inverser le sens des mots (voir encadré en page suivante).
Pourquoi le progrès est-il un piètre indicateur de la gauche ? Selon notre habitude nous allons faire un petit détour pour arriver droit au but.
Passons par un autre concept problématique : l’évolution. Pourquoi les biologistes doivent-ils souvent expliquer le concept d’évolution ? Parce que c’est un concept à plusieurs sens et qu’il faut bien en préciser les nuances avant de l’utiliser. Tout d’abord, il signifie plus perfectionné : un animal évolué est plus perfectionné que son ancêtre. Mais Gould(F) a bien démonté les fallacieuses séries évolutives du cheval ou de l’éléphant, du plus petit au plus grand, des doigts vers le sabot, du repli de lèvre vers la trompe, etc. En fait les animaux de la série ne sont pas nés les uns des autres ce sont des cousins plutôt qu’une lignée. Mais plus grave encore, le mot évolution signifie aussi série temporelle on pourrait alors remplacer le mot évolué par dérivé, mais, de même qu’un fils de famille peut dilapider l’entreprise de ses ancêtres, une forme dérivée peut perdre tous les perfectionnements techniques qu’a accumulé sa lignée ; le cas le plus spectaculaire est constitué par les formes parasites qui se réduisent parfois à quelque amas informe de cellules.
Ceci explique que les biologistes parlent aussi de dégénérescence quand ils envisagent le parasitisme, mais Darwin conviendrait que le parasite dégénéré a vaincu l’hôte perfectionné. Or l’évolution, c’est la survie du plus apte…. D’accord, mais aucun ingénieur ne donnera la palme au parasite, suceur de roue, dépendant passivement des compétences de son hôte. Autre exemple, il y a plus de bactéries dans notre côlon que de cellules dans notre corps, pourtant l’évolué c’est nous… Nous voyons au moins sept sens du mot évolué qui peuvent s’adresser à des organismes bien différents : perfectionné, élaboré, complexe, nouveau, dérivé, apte, adapté.
Les grands philosophes connaissent l’importance d’un langage vrai, par exemple Confucius : Si le prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques à quoi donneriez-vous votre premier soin ? A rendre à chaque chose son vrai nom, répondit le maître. [3] Platon : l’incorrection du langage n’est pas seulement une faute contre le langage lui-même ; elle fait encore du mal aux âmes. » [4] Camus (et/ou Brice Parain) : « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine, c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne pas servir le mensonge. »
Comment nos maîtres vont-ils transvaluer [4] les mots ?
C’est-à-dire changer la valeur du lexique. Ils vont utiliser la vulgate [5] de la gauche pour la prendre à contre-pied et faire perdre la boule à ceux qui ont le vertige… Norberto Bobbio, un philosophe italien, a étudié ce qui caractérise la gauche par opposition à la droite : il retient un certain nombre d’oppositions binaires : démocratie/despotisme ; religion/athéisme ; superstition/rationalisme ; conservatisme/progressisme ; liberté/autorité.
Mais au final, il n’en garde qu’un seul et c’est l’essentiel : le principe d’égalité [6]. Non pas une forme d’égalité névrotique qui ferait de tous les êtres humains des clones. Mais une ferme volonté politique de réduire les inégalités de savoir, de pouvoir, de revenus, de patrimoine, de santé, etc. Et lorsque cette réduction serait impossible (par exemple un handicap de santé non curable) il faudrait fournir une compensation technique et/ou financière pour rapprocher le défavorisé du sort commun. Si nous sommes d’accord avec N. Bobbio et Marcel Liebman sur la centralité de l’égalité comme indicateur de gauche, nous devrons à bon droit nous méfier lorsque d’autres indicateurs moins fiables (car plus confus) seront utilisés dans le débat.
Et précisément les chevaliers du libéralisme vont se servir du couple progressiste/conservateur pour porter l’estocade contre ce qui reste encore debout parmi les gains sociaux du XXème siècle après 40 ans d’insécurité sociale. Il faut relever l’âge de la pension [7], augmenter le temps de travail [8], faire sauter l’indexation des salaires [9] (c’est-à-dire entériner l’appauvrissement des travailleurs), diminuer les montants du chômage, passer plus vite sur l’assistance [10], etc.
L’université doit se plier aux ukases libéraux, une professeur de philo (Annick Stevens) à Liège s’en va dégoutée. Un sociologue du crû(E) analyse : les valeurs de référence de cette transformation (Bologne) ont été prises chez le vainqueur idéologique de la guerre froide, c’est-à-dire les États-Unis et la démocratie de marché. …. (On a) assimilé l’enseignement supérieur et la recherche à des marchés. On ne peut que lui donner raison : le commerce asservit la pensée…
Et bien le progrès c’est la même chose, chacun voit le progrès à sa montre. Pour un libéral, le progrès c’est plus de libéralisme, pour la gauche c’est plus d’égalité. Le progrès ce serait plus de machines, des buildings toujours plus hauts, des avions, des trains, des voitures, toujours plus rapides… pourtant l’échec du Concorde a montré les limites de la croissance, les contrôles de vitesse ont tué la course aux gros moteurs [11]. La concurrence est-elle un progrès sur la coopération [12] ? Le dilemme entre stress au travail et chômage est-il un progrès ? Évolution et progrès sont des termes tautologiques, c’est-à-dire qu’ils prennent le sens que le locuteur leur donne.
Au contraire, l’égalité ça se mesure, par exemple les inégalités de revenus ou de patrimoine peuvent se mesurer par l’indice de GINI. L’égalité culturelle peut se mesurer avec des outils semblables. Les inégalités de santé également. Les politiques égalitaires peuvent donc être soumises à des évaluations objectives avant et après législature… le bon indicateur que voilà.
Vive l’impôt ! Bien sûr pas n’importe lequel, mais celui qui cible les plus riches
Sous vos yeux ébahis, vous pouvez observer la chute du taux marginal d’impôt le plus élevé. On est passé de 90 % à 40 %. Cela signifie-t-il que le pauvre riche se voyait priver de 90 % de son revenu. Mais non, ce prélèvement confiscatoire (comme disent les libéraux) ne touchaient que la dernière tranche de revenus, par exemple au dessus de 25.000€ par mois. Ce qui fait que les revenus des riches sont toujours plus élevés que ceux des plus modestes car en fait, il paye un impôt identique sur la part identique de revenus, ce ne sont que les gras suppléments qui sont taxés fortement. C’est pour ça qu’on parle d’impôts progressifs (donc progressistes). Il n’est pas trop tard, mais il est temps de remonter les bretelles du taux marginal.
Tout d’abord l’insécurité, la peur ; la première insécurité, c’est la crise économique. Comme je l’ai rappelé dans un travail récent, nous sommes en crise économique récurrente depuis 1973 soit près de 40 ans (2 générations !) d’insécurité pour ceux qui vivent de leur travail ou bénéficient de petites économies. Cette insécurité artificielle (car entretenue par les dominants) rompt les solidarités patiemment organisées, détruit le tissu social, menace le salaire minimum, la sécurité sociale, déprime l’ensemble de la population, concurrence sociale et fiscale sont les deux mamelles du Régrès (domination par la peur, facteur émotionnel).
Ensuite, ils vont nous démontrer à peu de frais que la crise est due à l’insuffisance de concurrence, à la bureaucratie, aux services publics, aux hommes politiques qui serait avantageusement remplacés par de bons gestionnaires libéraux (domination par la pseudo-rationalité des experts libéraux, facteur intellectuel).
Enfin, ils vont jouer la pièce à front renversé, se poser en progressistes (une des valeurs NON-cardinales de la gauche) qui poussent aux réformes, alors que les syndicats et les partis de gauche sont réactionnaires, conservateurs, qu’ils ne veulent pas changer. Ils s’accrochent à la sécurité sociale, à l’index, et toutes ces vieilleries, la baisse du pouvoir d’achat rien de tel pour relancer la machine économique. La droite prend une posture de progrès, de couche éclairée de la population alors que son programme est régressif. Il s’agit de revenir au XIXème siècle comme nous l’avons démontré. La gauche est prête à changer, à progresser encore plus loin dans le sens de l’égalité, de l’éducation, de la culture. La gauche (la vraie) est prête à augmenter les impôts des très riches et à revenir au taux marginal de 90 %. Quand on parle d’augmenter les impôts des très riches, qui soudain devient très conservateur...?
CQFD
Bibliographie
A. Piketty Th. Les inégalités dans le long terme. 137-202. 2002. Conseil d’analyse économique. Inégalités économiques.
B. OCDE. Growing Unequal ? Income Distribution and Poverty in OECD Countries. 2008. OCDE.
C. Confucius : Entretiens du maitre. Paris : Mille et une nuits ; 500 B.C.
D. Platon : Phédon. 383 B.C.
E. Bachelet J.-F. Slow Science. Le 15e jour du mois 212, 11. 2012.
F. Gould SJ. : La structure de la théorie de l’évolution. Paris : Gallimard ; 2006.
[1] Nous appellerons cela un Régrès car c’est à la fois une régression et un regret… et puis c’est le contraire d’un VRAI progrès.
[2] Dominant : l’animal social qui dispose d’une priorité sur la nourriture (et donc l’argent) et les partenaires sexuels (argent et prestige).
[3] Du haut de ce baril, 80 $ vous contemplent.
[4] Le mot est de Frédéric Nietzsche.
[5] Discours officieux simplifié.
[6] Marcel Liebmann était arrivé à la même conclusion.
[7] Pourquoi pas pour les professions intellectuelles bien rémunérées.
[8] Les animaux et les paléolithiques ne dépassent pas 4h/jour il faudrait généraliser au contraire la baisse du temps de travail.
[9] M. Reynders propose de désindexer les hauts salaires, il suffit d’augmenter le taux marginal et on garde l’index.
[10] En système libéral actuellement soit il n’y a pas de salaire minimum soit il y a un chômage structurel. Dans tous les cas appauvrissement. Faudra trouver autre chose de plus progressiste…
[11] Sauf sur circuit et même.
[12] On peut en douter quand on connaît l’hypothèse de la reine rouge de Leigh Van Valen.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...