Il était une fois un questionnement du service social qui se demandait comment les patients vivaient l’attente parfois très longue en les locaux de la maison médicale Norman Bethune. On aurait pu recueillir des « oui » ou des « non » à des questions limitées du type : Trouvez-vous votre attente trop longue ? Y a-t-il trop de bruit dans la salle d’attente ? Celle-ci est-elle trop petite ? Que pensez-vous des informations diffusées ?... il semblait plus percutant de comprendre mieux ce que signifiait pour les patients « attendre le médecin à Norman Béthune » et comment ce temps particulier était vécu. Les médecins ont proposé d’élargir le champ d’investigation à la notion du temps dans la maladie et la santé, à la distance entre le temps des soignants et celui des patients, aux différences de ressenti du temps en fonction des cultures... Cela devenait une mer immense dont l’intérêt était qu’elle était non maîtrisable et infinie. Cette ligne de force était bien un peu angoissante mais le docteur X. rassurait tout le monde en disant que c’est justement quand on ne sait pas où on va que cela devient captivant.
« Car la mort est la rupture du temps. Le temps naît de notre attachement aux choses qui périssent. »
Attâr, Perse, XIIIème siècle
Et captivant ce le fût. Pendant six mois, nous sommes partis, Xavier et moi, à l’écoute des patients. Au terme d’interviews courtes et discussions collectives dans la salle d’attente au début, de rencontres individuelles plus longues par la suite, nous avons amassé et retranscrit littéralement une centaine de pages de paroles.
Cela n’a pas été facile d’arrêter nos interviews. Nous l’avons fait par nécessité : il fallait « tirer le jus » de tout ce matériel et le temps d’écriture était compté. Mais il reste un goût de trop peu parce que chaque parole qui n’a pas été dite manque, tout simplement. Quant aux affres de se retrouver avec la largeur et l’épaisseur du temps comme sujet d’interview, il n’y avait pas de quoi s’affoler : les patients savaient, eux, ce qu’il y avait à dire et, comme il était impossible d’être directifs avec eux, ils ne se sont pas privés. Ils ont débordé toutes nos questions et certains ne se sont jetés dans leur récit que quand on leur a demandé : « Avez-vous quelque chose à ajouter ? ».
Leur donner la parole et valoriser celle-ci est un objectif que nous avons aimé et qui est encore une de nos lignes directrices sûres, dans le travail de santé communautaire qui est le nôtre mais dont nous ne savons pas toujours bien définir les formes. C’était comme une décision de chercher, dans les choses très simples, très quotidiennes, parfois si petites qu’on les raterait facilement, la grandeur du savoir humain dans notre quartier que beaucoup ne considèrent plus comme tout à fait humain. La grandeur et la dignité de cette volonté inépuisable de rester debout dans la souffrance, la maladie, la misère. La grandeur de ces femmes et ces hommes qui ignorent trop souvent que leur parole devrait peser plus lourd dans notre société.
Ecouter d’abord, ne rien laisser tomber, tout prendre en compte. Puis tenter ensuite de percer un jour dans l’ensemble et d’offrir aux travailleurs de la maison médicale une image « autre » des personnes qu’ils soignent, accompagnent, soutiennent, voire charcutent quand ils sont dentistes. Une image un peu plus rassemblée, un sentier au milieu de tous ces buissons, herbes folles et branches tombées.
Je pourrais ici faire un petit cours sur la sociologie inductive, sur les entretiens compréhensifs et la construction progressive d’axes de généralisation. C’est bien avec cet arrière-fond théorique que les interviews ont été lues, relues, décortiquées, malaxées et que le texte final a été rédigé. Mais le résultat est plus modeste. Pour livrer ce fragment de tableau, mon travail s’est plus apparenté à celui du chercheur d’or, assorti des traces de terre, des kilos de poussière et de sueur qui le caractérisent. Ce fut un plongeon dans les mots des autres, une immersion, parfois un prélassement, souvent un corps à corps, et surtout une bataille pour faire taire mespropres mots. On n’arrive jamais au bout de cette bataille, c’est vrai, mais les voix des patients sont très fortes et leur bruit a couvert pas mal de mes certitudes.
Parler du temps, du temps dans la maladie, de la maladie et de la santé avec des patients de la maison médicale, c’est presque toujours entrer dans un univers particulier et très intime. Chaque personne a sa logique de fonctionnement, ses mots pour le dire, ses priorités, les questions qui l’habitent. Chacun suit sa piste, emprunte les chemins qu’il peut arpenter, s’engouffre dans les choses qu’il a envie de dire, suit le fil de ses préoccupations.
Un canevas de questions a été établi après essais et tâtonnements, et s’est enrichi suite aux premières expériences d’interview, à des discussions avec des membres de la maison médicale et à des lectures. Selon les personnes et leur capacité à répondre, ce canevas a été au centre ou non des conversations. Les questions retenues sont celles qui se sont révélées les plus libératrices de parole, en gardant le temps comme horizon. À partir de ces questions et du dialogue qui s’installait, chaque rencontre a été une aventure originale, une visite non guidée dans une sphère personnelle, toujours riche, toujours surprenante, souvent très émouvante.
À certains moments, l’émotion des patients était tellement forte qu’ils me la transmettaient. J’étais parfois à la limite de me demander si je ne jouais pas un jeu dangereux à entrer dans ces drames personnels, dans un but sans doute peu apparent pour la personne qui se livrait. C’est presque toujours lors de ces moments forts que les personnes interviewées me remerciaient. Pourquoi ? Parce que je les avais écoutées ? Parce que j’avais partagé leurs sentiments et leurs idées, sans jugement de valeurs, avec une compréhension et une adhésion implicite. Ce courant d’empathie est sûrement un des principaux pôles de mon influence (tout intervieweur a une action sur les réponses) sur le déroulement des rencontres. Une personne m’ayant raconté le drame de la guerre dans son pays, la Bosnie, son emprisonnement, son impossible insertion dans la Belgique d’aujourd’hui, et son plus impossible encore retour au pays, m’a dit au moment de partir : « Merci, Madame. Vous, vous savez. Je n’ai pas l’argent, mais mon coeur est propre. ».
Je suis passée par des « pays » tellement différents. J’ai visité l’univers d’une femme belge âgée qui m’a raconté sa vie de « pauvre », qui trouvait que le monde, les amis, la ville... ce n’est plus comme avant, ce qui concentrait sa vie dans les menus gestes du quotidien : bien acheter et laver son linge parce qu’elle ne savait plus repasser ; essayer de manger du steak parce qu’elle manquait de fer, mais que c’est si difficile parce qu’il n’y a plus de boucherie belge dans le quartier et que leur viande à eux, c’est pas la même quand même ; gérer sa vaisselle ou ses courses quand on a mal au dos et qu’on n’a pas l’énergie de tout faire en une fois… Tout à la fin, ses histoires se sont engouffrées, comme dans un entonnoir, dans le drame de l’absence : ses enfants ne viennent plus la voir. Elle qui avait partagé ses petites économies avec eux, qui a pris une assurance pour ne pas peser sur eux dans la vie et après sa mort...
J’ai participé à l’espoir de cette jeune femme rwandaise qui doit recommencer toutes ses études d’infirmière en Belgique parce que son diplôme national n’est pas valable ici. Elle doit dépasser toutes les pertes vécues et les souffrances, se reconstruire dans un autre monde, pour rester entière, pour faire grandir sa fille à l’abri de l’horreur, pour se forger une place possible sur terre. Je suis partie sur l’accélérateur du temps de cette jeune fille qui, depuis qu’elle a 18 ans, oublie l’insouciance de l’enfance pour bâtir sa vie avec « tout ce qu’il faut dedans ». J’ai ri avec ce monsieur dont les beaux souvenirs sont le soutien dans la maladie et le moteur pour continuer. J’ai plongé dans la vieillesse de l’un, dans l’arthrose de l’autre, me suis essoufflée avec l’asthme de celle-là et boité avec une autre, j’ai appris les varices de Rose et l’adolescence de Mariam, le futur incertain d’Abdel et le présent attentif d’Aimé...
L’idée paraissait claire dès le début : parler du temps avec les patients, dégager des lignes directrices concernant leurs rythmes d’existence, leurs perceptions de la santé, avec ce que cela englobe comme différences voire décalages culturels. Comment ils ressentent la maladie et l’urgence de la consultation, mais aussi l’attente. L’attente ici, en salle d’attente, mais aussi l’attente d’« un mieux », de la guérison. « Parler du temps avec les gens pour déceler ce que eux attendent », comme l’expliquait le Dr X.
Si quelques questions types ont servi de guide d’entretien durant ces rencontres, chacune de celle-ci s’est « naturellement » enrichie des précédentes. J’ai ressenti une évolution conséquente entre mes premières interviews, basées essentiellement sur les aspects pratiques d’une visite à la maison médicale et les suivantes qui ont acquis une dimension beaucoup plus intime, profonde, parfois vraiment surprenante.
Au niveau du contenu, mes interviews étaient au départ basées sur la salle d’attente en elle-même, sur le système d’inscription par ordre d’arrivée, sur la possibilité de sortir en attendant sa consultation. J’abordais cela de façon concrète, en suggérant à la personne de critiquer ou de faire des propositions pour améliorer cette attente. Très vite, j’ai ressenti le besoin de dégager ce qui est vécu par la personne comme urgent ou non, comme suffisamment important pour justifier la visite chez le médecin et supporter cette attente, souvent longue, fatigante, parfois bruyante ; en fait, de percevoir les différentes attitudes face à la maladie. En faisant de temps en temps un « retour » au pays d’origine, établissant ainsi une comparaison entre les systèmes, les mentalités, le rythme de vie et les attitudes, face à la maladie ou face à un proche malade. C’est ainsi qu’un patient, la quarantaine, me disait à quel point notre attitude vis-à-vis de nos aînés et leurs fréquents placements en maison de repos était inconcevable au Maroc. Attitude-réflexe tellement entrée dans nos moeurs qu’on ne la questionne plus, ou presque. On s’éloigne de ce qui « encombre » notre vitesse du quotidien, notre manière de gérer notre vie, notre… temps.
A certains moments, j’ai senti que mon rôle était davantage d’écouter la personne, sans limite de contenu. De lui donner la parole dans un certain cadre sans pour autant viser à tout prix la progression de l’enquête. C’est ce qui m’a soulagé de cette sensation désagréable que j’ai pu éprouver, celle d’« utiliser » les patients comme cobayes, comme test à une possible activité future, quand bien même celle-ci leur serait destinée. Mon malaise était aussi dû à l’aspect non nominatif de ces entretiens (promesse faite au patient au début de la rencontre). Avec à la clé des témoignages très intimes (« Je vous confiance, j’espère que ça ne sortira pas d’ici »). J’entrais donc dans une certaine idée du « secret médical ». Car mon « secret professionnel » était biaisé dès le départ, ces entretiens retranscrits devant être lus en équipe par après. J’ai été jusqu’à proposer à une patiente d’effacer l’enregistrement de l’entretien, avant qu’elle ne me donne son accord pour la retranscription…
Sur base d’interviews réalisés conjointement par Natalie Rasson et Xavier Dubois, licencié en éducation permanente, travailleurs en santé communautaire à la maison médicale Norman Bethune.
n° 38 - octobre 2006
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...