L’Argentine a une histoire mouvementée, émaillée de dictatures, de coups d’états, de mouvements de résistance populaire et d’embellies démocratiques. Alicia Stolkiner évoque les liens existant entre l’histoire politique des dernières décennies et la marchandisation des soins : il y a certainement quelques leçons à tirer de cette expérience argentine.
Au milieu des années 1970, l’Argentine a, comme d’autres pays latino-américains, entrepris diverses réformes néolibérales. Mais le peuple argentin avait une forte tradition de résistance ; pour imposer des politiques qui avaient un coût humain élevé, le premier pas de la dictature installée en 1976 après un coup d’état militaire fut la mise au pas de la population. La terreur d’Etat régna pendant plusieurs années : détentions illégales, enlèvements, torture, assassinat de 30.000 personnes, jeunes pour la plupart. Pendant ce temps, les salaires baissaient, le Gouvernement privatisait à tout va et nationalisait la dette contractée par le secteur privé – faisant peser son poids sur l’ensemble de la population – tandis que la dette externe faisait un bond de 364% [1] !
Mais après 7 ans de ce que l’on a appelé la « guerre sale », la dictature s’effondra suite aux mouvements de résistance menés par les organismes de droits humains, des mères, des familles qui s’insurgeaient contre les disparitions [2] ; le discrédit, tant interne qu’international provoqué par la guerre des Malouines joua aussi un rôle dans cette déconfiture.
Les élections de 1983 marquent le retour de la démocratie ; elles portent au pouvoir le radical Raoul Alfonsin. Mais le nouveau Gouvernement se heurte à des oppositions, à des mutineries militaires, et, surtout, hérite d’une lourde dette. Il fait plusieurs tentatives pour sortir de cet héritage et juger les responsables des crimes commis sous la dictature ; mais l’inflation record qui touche le pays en 1989 conduit au départ anticipé du Gouvernement d’Alfonsin.
En fait, cette crise économique a été clairement utilisée comme un instrument politique par les groupes financiers ; elle a aussi permis de prendre des mesures de « discipline sociale » créant des conditions favorables au développement du marché qui se met en place dans les années 90.
A cette époque, les réformes appliquées dans les pays d’Amérique latine sont guidées par le ‘Consensus de Washington [3] et la recette néolibérale est appliquée de manière systématique en Argentine : ouverture et dérégulation de l’économie, privatisation des services et des entreprises publiques, transfert de fonds et de capitaux sociaux vers des entreprises financières, flexibilisation du marché du travail et diminution des dépenses publiques - à quoi il faut ajouter une politique monétaire de « convertibilité » qui établit la parité de la monnaie locale avec le dollar. Cette mesure permet de stopper l’inflation ; mais elle a aussi des effets destructeurs à court terme sur la structure productive, déclenchant une augmentation dramatique de la dette, du chômage et de la pauvreté.
A la fin des années 90, deux mesures économiques précipitent la crise : le refinancement de la dette au grand bénéfice des banques internationales et le blocage des comptes et de l’épargne pour préserver les banques. De nouveaux mouvements de résistance s’élèvent, comme celui des travailleurs sans emploi, appelés ‘piqueteros’ en référence à leur stratégie de blocage des voies de communication ; ou comme celui des travailleurs, qui récupèrent de manière autogestionnaire des entreprises en faillite pour maintenir leur emploi.
Malgré une répression brutale, cette mobilisation massive mène à la démission du Président en décembre 2001. Le projet néolibéral s’effondre, et le pays endure la plus grave crise économique, sociale et politique qu’il ait jamais connue. En 15 jours seulement, cinq présidents se succèdent, le pays est déclaré en défaut de paiement et la monnaie est dévaluée de manière abrupte.
Le pays entre alors dans une récession aigüe et la misère augmente de manière dramatique. Des mouvements sociaux, solidaires et de résistance se mettent à proliférer et l’on voit revenir des pratiques de troc permettant aux gens de subvenir à leurs besoins.
C’est probablement grâce à cette forte mobilisation sociale que la sortie de crise s’est faite en dehors des recettes néolibérales, lesquelles ne faisaient plus consensus. Certains groupes économiques ont bien sûr voulu imposer à nouveau la dollarisation de l’économie et appliquer des ajustements importants, mais sans succès.
A partir de 2003, suite à de nouvelles élections, un changement radical s’opère par rapport aux politiques antérieures. Dans un contexte favorable à l’exportation des produits agricoles, des politiques sont mises en place pour développer l’industrie nationale et favoriser le marché intérieur et l’emploi, avec une intervention active de l’Etat. Un cycle de croissance soutenue commence alors – le produit intérieur brut augmente d’environ 7% par an.
Toutefois cette croissance ralentit à partir de la crise internationale de 2008, et certains secteurs du pouvoir économique s’opposent aux mesures redistributives. Mais, à partir d’un nouvel alignement avec les pays de la région, la proposition de Traité de libre commerce avec les Etats-Unis est rejetée et la dette contractée auprès du Fonds monétaire international est annulée, libérant le pays de la surveillance et des injonctions de cet organisme.
Le chômage a diminué de manière notable : il est passé de 21% en 2003 à 6,8% [4] en 2012. Des politiques sociales ont également fait diminuer les indices de pauvreté et d’indigence. Certaines ressources stratégiques comme le pétrole ont été renationalisées et des politiques sociales plus inclusives ont vu le jour, dans une tendance générale au néokeynesianisme.
Actuellement, les problèmes principaux sont le contrôle de l’inflation, les besoins d’importations qu’impliquent l’industrialisation – dans un contexte de crise internationale – et la résistance de certains groupes de pouvoir. Malgré ces changements, les politiques de santé n’ont quant à elles pas connu de changement radical.
En 1993, le rapport sur le développement mondial de la Banque mondiale ‘Investir dans la Santé’ proposait des réformes du secteur de la santé pour les pays à bas et moyen revenu, partant d’un principe de base : le marché est le meilleur moyen d’allouer les ressources, et les prestations fournies par l’Etat sont nécessairement inefficientes.
Le modèle proposé impliquait de considérer la santé comme un bien marchand que les individus doivent se procurer sur le marché. Pour ceux qui ne le peuvent pas, l’Etat doit garantir – de préférence en faisant appel au secteur privé – des prestations minimales sélectionnées selon leur rapport coût-bénéfice.
Cette vision impliquait de fait une inégalité dans l’accès au système de soins de santé : pour les pays à bas revenu, le rapport préconisait le non-remboursement des chirurgies cardio-vasculaires, des thérapies néonatales intenses ainsi que des chimiothérapies contre le SIDA et les cancers à haute mortalité. Le modèle idéal recommandé, inspiré de celui des Etats-Unis, reposait sur des assurances privées avec attention minimale pour les plus pauvres ; il supposait le remplacement du financement de l’offre par celui de la demande et par-là même une séparation nette entre fourniture de services et financement, laissant ainsi peu d’espace pour l’intervention de l’Etat.
En Argentine, ces transformations sont imposées comme une condition pour la renégociation de la dette avec le Fonds monétaire international et elles sont financées grâce à des crédits de la Banque mondiale. Elles sont appliquées dans un système qui était déjà auparavant fragmenté et segmenté, se composant de prestations publiques d’accès gratuit, d’« œuvres sociales » - une multiplicité d’institutions de sécurité sociale pour travailleurs, financées par leurs salaires –, d’entreprises de soins prépayés et d’assurances privées de couverture maladie.
Cette réforme vise à mettre en concurrence toutes les institutions du système. Les services publics cessent d’être universels et gratuits, faisant payer les usagers ayant une « capacité contributive » et les « œuvres sociales », afin de générer ses propres revenus et de pouvoir se passer du financement public. Les « œuvres sociales » mettent fin à l’affiliation par branche ou par secteur, permettant aux affiliés d’opter pour l’institution de leur choix. Elles sont par ailleurs obligées d’assurer une couverture minimale appelée Programme médical obligatoire.
Quant aux assurances privées, une régulation est proposée - mais elle n’est jamais traduite en loi. En fait, ces assurances en viennent à « aspirer » les usagers à haut pouvoir contributif des « oeuvres sociales » : un petit surplus à leurs cotisations obligatoires leur permet d’« éviter » les fondements solidaires du système ( apports selon le revenu, même couverture pour tous ) : c’est ce qu’on appelle l’« écrémage ». Il s’agit en fait de rendre naturelle et normale l’idée que l’accès aux services de santé est différent selon la capacité contributive. Cette réalité existait déjà auparavant, mais elle était considérée comme une injustice qui devait être corrigée par la société.
Cette réforme ne sera jamais finalisée, pour des raisons politiques et à cause de la pression exercée par certains secteurs corporatistes dont les intérêts étaient mis en péril. Mais elle a quand même affecté l’accès des plus pauvres à la santé et les conditions de travail des professionnels du secteur, soumis à des normes de productivité incompatibles avec la nature de leur tâche. La monnaie reste stable, mais le prix des médicaments augmente, alourdissant les dépenses des ménages pour leurs soins de santé.
Pendant ce temps, l’augmentation du chômage affecte les revenus des « œuvres sociales » qui dépendent des contributions salariales. L’appauvrissement des classes moyennes oblige celles-ci à renoncer à leurs assurances privées ; cette population est absorbée par un système public sous-financé, qui s’avère être le seul système structurellement anticyclique en période de crise aiguë. Les systèmes assuranciels sociaux et privés diminuent la couverture des besoins au moment précis où empirent les conditions de vie et de santé de la population.
Après la crise de 2001, les premières mesures prises au niveau de la santé ont suivi deux axes principaux : la politique des médicaments et le renforcement de la capacité de régulation du gouvernement national, amené à établir les axes des politiques de santé dans les provinces.
La gratuité des médicaments au niveau de la première ligne a été mise en place, ainsi que l’obligation de prescription pour les médicaments vendus en pharmacie. Les dépenses publiques en santé ont progressivement augmenté. Un des programmes-phare fut l’allocation d’une certaine somme par enfant aux familles dont le chef de foyer était sans emploi formel, sous condition que les enfants consultent et soient vaccinés dans les centres de soins de santé primaires ( nommés centres d’Attention primaire en santé ).
Il y eut également d’importantes avancées législatives tendant à favoriser les soins de santé primaires : réglementation des assurances privées, lois sur les droits des patients, la santé reproductive, la santé mentale, etc. D’un autre côté, il y eut une diminution des prestations assurées par la sécurité sociale, celle-ci étant déclarée en état d’urgence. Ces changements ont fait apparaître de nouveaux acteurs : par exemple ceux qui luttent pour la production de médicaments de base par l’Etat, ou ceux qui ont obtenu une loi avancée sur les droits des patients psychiatriques.
Cependant, la structure fragmentée et segmentée du système de santé est restée pratiquement intacte ; d’importantes inégalités d’accès à la santé subsistent entre les secteurs sociaux et les régions du pays.
En Argentine, le secteur de la santé comporte des acteurs corporatistes qui résistent aux réformes dans une optique de course aux revenus. Historiquement, ces acteurs ont été des obstacles à l’intégration du système, y compris lors des réformes néolibérales. Aujourd’hui, le débat s’articule entre ceux qui souhaitent un « marché régulé d’assurances pour les soins de santé » - dont la base resterait le modèle assurantiel - et ceux qui défendent un système de santé intégré sous la responsabilité de l’Etat, d’accès universel et basé sur le principe de la santé comme droit humain.
La résolution de ce conflit n’est pas technique mais bien politique : elle dépend des forces et des acteurs en présence, en ce compris les travailleurs du secteur et les usagers. Elle est également fondamentalement liée à la possibilité de construire une société plus équitable basée sur les droits humains et sociaux en tant que valeur et non subordonnée à la tyrannie des marchés. Dans ce conflit comme dans d’autres est clairement mise en lumière la relation existant entre la démocratie formelle institutionnalisée et la démocratisation globale de la société à travers une participation directe.
[1] Source : Lettre d’Information de l’Observatoire des Transnationales, dimanche 23 décembre, 2001, France.
[2] Ces luttes ont abouti, lors de la dernière décennie, à amener devant les tribunaux les responsables des crimes de la dictature.
[3] On appelle ainsi une série de mesures créées par les organismes internationaux de crédit sur base de documents de John Williamson de 1989, prescrites pour le développement des pays périphériques endettés.
[4] Source : INDECsur notre site, www.cne-gnc.be/index. php ?m=151&n=2556.
n° 69 - décembre 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...