La privatisation des soins de santé soulève des débats importants dans de nombreux pays européens. Certains y voient le remède par excellence aux problèmes d’efficience et à la crise de l’État providence. D’autres craignent l’augmentation des coûts, des inégalités et de l’injustice. L’auteur de cet article nous livre ses réflexions tout en apportant quelques éclaircissements aux termes utilisés dans ces débats.
De façon générale, privatiser signifie transférer des tâches du secteur public vers le secteur privé. Le secteur public comprend les organismes gérés et contrôlés par une autorité publique ; son but est d’organiser des services accessibles à toute la population - les hôpitaux publics en sont un exemple. Le secteur privé, lui, est composé d’organismes et de services qui ne sont pas gérés par des autorités publiques, mais par des instances ou des personnes privées ; cela recouvre tant des petites initiatives (prises par une seule personne), que de grandes entreprises multinationales. Alors que le service public n’a jamais pour objectif principal de faire des bénéfices, cela peut être le cas pour le service privé. Cependant, certaines entreprises privées n’ont pas de but lucratif, ce qu’indique la dénomination asbl.
Dans les soins de santé, la privatisation joue principalement au niveau de l’offre et au niveau du financement des soins. En ce qui concerne l’offre, on constate que la grande majorité des cliniques sont privées, mais ont un statut excluant le but lucratif. Ce type de ‘privatisation’ vise en principe une bonne accessibilité et une bonne qualité des soins. Il y a naturellement quelques exceptions, une autorité de surveillance est donc nécessaire : son rôle est de déceler les « mauvais élèves », et d’intervenir pour que la qualité et l’accessibilité (notamment financière) soient garanties. L’exemple belge montre que l’offre ne doit pas nécessairement être entièrement aux mains du public ; un mélange d’offre publique et privée non commercial peut apparaître souhaitable.
Quant au financement, la plus grande partie des dépenses de soins de santé sont de nature publique en Belgique. Cependant, 25% des dépenses en soins de santé sont à charge des ménages ; cette participation augmente et elle peut constituer une menace pour la santé, tout comme l’émergence d’assurances privées. En effet, les risques face à la santé sont répartis de façon inégale dans la population. Dans un secteur comme celui des assurances santé existe un risque de concentration, à quoi s’ajoute la possibilité croissante de prévoir les comportements à risque et la prédisposition à certains risques.
La poursuite d’une privatisation à but commercial rampante mènera très probablement à la sélection des risques, à une augmentation des primes et à la fragmentation des frais administratifs. Les Etats-Unis sont depuis longtemps un exemple bien connu en la matière. Au regard de l’exemple américain, on peut mettre en doute l’idée que la privatisation mènerait à une maîtrise des dépenses ; alors qu’en Belgique les dépenses en soins de santé représentent un peu plus de 10% du produit intérieur brut, ce taux s’élève à 17% aux États-Unis, où le secteur des soins de santé est fortement privatisé – et, avant la mise en place par le Président Obama d’un système public d’assurance santé (Obamacare), plus de 40 million d’américains n’étaient pas assurés. Il semble donc nécessaire qu’une autorité publique supervise le financement, libère les fonds nécessaires pour les soins de santé et tienne les dépenses sous contrôle.
Quand on parle de privatisation, on fait presque automatiquement le lien avec la commercialisation et la marchandisation. Dans un système de soins de santé basé sur le marché, une gamme de produits est offerte et l’on attend du bénéficiaire de soins qu’il agisse comme un consommateur choisissant des soins adéquats ; la qualité de soins découlerait du libre choix du consommateur-patient ainsi que de la concurrence entre les prestataires de soins dans un fonctionnement de libre marché.
Une question se pose alors : le bénéficiaire peut-il faire un choix parfaitement libre et éclairé dans le système des soins de santé ? La réponse est bien évidemment : non. En effet, même si le patient est bien mieux informé qu’auparavant, les connaissances restent essentiellement aux mains des prestataires de soins.
Face à un système orienté vers le marché, il existe un modèle régulé dans lequel la maîtrise des dépenses est aux mains d’un pouvoir régulateur fort. Les opposants de ce modèle considèrent que la liberté de choix y serait trop limitée ; un modèle se situant entre ces deux systèmes pourrait être envisagé.
Il est certain que les services à visée commerciale des soins orientés vers le marché se développent de plus en plus et qu’ils trouvent leur place dans les systèmes de soins de santé en Europe, ce qui donne plus de chance aux acteurs commerciaux d’être actifs sur le marché des soins de santé. La commercialisation des soins de santé est donc une conséquence possible de la privatisation et elle augmente l’entrée sur le marché d’acteurs qui considèrent les soins de santé comme un business devant produire des bénéfices. Comment faire des bénéfices ? En réduisant les charges au minimum. Où vont ces bénéfices ? Une partie peut être ristournée sous forme de bonus aux collaborateurs, une autre sous forme de dividendes aux actionnaires.
Jusqu’à présent, rien ne prouve que les prestataires commerciaux travaillent de manière plus efficace et offrent de meilleurs soins à des prix moins élevés. En outre, les entreprises ne peuvent sans doute réussir que si elles ne s’occupent que des parties rentables des soins : par exemple les traitements cardiologiques ou les résidences pour personnes âgées. Il n’est cependant pas souhaitable de laisser des entreprises faire des bénéfices sur la santé des personnes âgées, ni qu’une personne malade soit la victime d’un prestataire à visée commerciale : on ne peut tout abandonner au marché. Il est donc primordial que les autorités publiques investissent suffisamment pour offrir une large gamme de soins accessibles à tous, et qu’elles mettent en place les règles du jeu : par exemples des règles relatives à une transparence dans l’établissement des prix, un contrôle de qualité, un déploiement suffisant de personnel compétent. En outre, une partie des bénéfices des prestataires commerciaux devrait être réinvestie dans les soins plutôt que partagées entre les actionnaires.
Dans le débat autour de la privatisation et la marchandisation croissante des soins de santé, il faut surtout rester conscient des effets négatifs, des risques et des pièges qui sont liés à ces évolutions. Il est primordial que nous ayons en Europe un système de soins de santé de qualité, accessible à tous : l’essentiel, c’est de penser avant tout aux patients et aux citoyens.
Mais il faut aussi être conscient du contexte actuel dans lequel se trouve l’Europe : les acteurs commerciaux sont actifs et le secteur privé joue, comme le public, un rôle dans les soins de santé. Il faut l’accepter de façon pragmatique, en examiner les aspects positifs et négatifs ; identifier non seulement les dangers, mais aussi les leçons qui peuvent être tirées des pratiques du secteur privé et commercial, et utiliser celui-ci d’une bonne manière. La réflexion doit porter sur le meilleur équilibre qu’il est possible d’atteindre pour arriver à une société où chacun, quel que soit son revenu ou son état de santé, puisse bénéficier des meilleurs soins.
Comment définir la finalité publique ? [1]
Giusti, Criel et de Béthune - The case of health care delivery in sub-Saharan Africa (Giusti & al. 1997) - ont proposé les cinq critères suivant pour apprécier la finalité publique d’une offre de soins :
- Avoir une perspective sociale : se préoccuper de favoriser le bien-être et l’autonomie des usagers dans un climat de dialogue et d’harmonie avec le contexte socio-économique environnant,
- L’absence de discrimination dans l’offre de soins, quel que soit la race, la religion, l’affiliation politique, le statut social ou le niveau de revenu...
- Une offre en relation avec une population définie pour laquelle le service se sent responsabilisé et vis-à-vis de laquelle il est prêt à rendre compte (accountability),
- En accord avec la politique de santé : respect de la politique des autorités en matière de niveau de soins offerts et en accord avec le plan plus général de couverture (pour autant que cette politique soit adéquate),
- Un but non lucratif : un engagement que l’objectif du service ne se réduise pas à générer du profit. Bien sûr le staff a droit à de bonnes conditions de travail dans un service pérenne. Si du profit est possible, il devrait être réinvesti dans le service même ou dans des activités sociales similaires en accord avec les usagers.
[1] Extrait de Santé conjuguée, des critères à tous les niveaux - cahier n°56 - Dessine-moi un centre de santé ! - avril 2011
n° 69 - décembre 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...