L’enjeu de l’accueil a été mis au jour par une recherche-action auprès d’usagers au contact de professionnels et des lieux du travail social. Seize centres bruxellois et wallons, dont certains composés de plusieurs antennes, y ont participé. Plus d’une centaine d’entretiens ont été réalisés. Ils ont nourri la pratique des travailleurs sociaux associés à leur analyse [1].
Vous commencez à paniquer parce que vous allez ouvrir une porte et commencer à parler avec des gens. En plus que vous vous sentez déjà défavorisé, pas toujours propre avec vous-même, pas bien rasé, pas bien parler, vous ne savez pas comment vous adresser, vous avez peur de dire : je ne sais pas lire et écrire. C’est... effrayant. » Franchir pour la première fois le seuil d’un centre représente une véritable épreuve pour de nombreuses personnes. Dans un contexte politico- social marqué par une stigmatisation croissante des populations précarisées, concrétiser une demande d’aide peut être vécu comme un acte symboliquement coûteux. Il implique de « mettre sa fierté de côté », comme le dit S., usagère, et fragilise l’image de soi au point de conduire certaines personnes à se priver, provisoirement ou définitivement, du bénéfice de services a priori destinés à les aider [2]. Effectivement, le premier pas coûte et insécurise. En cas d’inconfort [3] de l’usager, le risque est de voir s’interrompre une relation à peine engagée ou de la laisser se poursuivre dans des conditions peu sereines. On mesure alors l’importance des enjeux liés aux premiers contacts, et plus généralement aux modalités d’accueil proposées par les centres.
Bien qu’ils partagent des missions communes, les dispositifs d’accueil des services sociaux varient grandement en fonction des publics, des moyens financiers et humains dont ils disposent, des possibilités d’aménagement du lieu ou encore du nombre de services proposés. Ainsi, dans certains centres multiservices confrontés à des périodes de forte affluence, la gestion des flux est priorisée et l’accueil est davantage systématisé. Dans d’autres, notamment les services d’aide aux justiciables, des sas, des parlophones, parfois des caméras, régulent et contrôlent l’entrée des usagers. Ces dispositifs répondent notamment à l’objectif, jugé prioritaire, de préserver la sécurité des travailleurs et des usagers. La question de l’accueil – ses objectifs, son organisation, son impact – représente un enjeu aussi essentiel que complexe. Il soulève notamment des questions de lisibilité du lieu d’accueil. Pour l’usager qui y entre, il faut pouvoir s’y orienter spatialement, en comprendre les règles de fonctionnement. La présence d’un accueillant, bénévole ou non, peut favoriser l’appropriation du lieu par l’usager. Au-delà des questions d’orientation, le moment de l’accueil est aussi un « entre-deux », la personne n’étant pas encore tout à fait prise en charge par un professionnel de l’aide sociale, mais déjà dans le lieu où elle espère trouver certaines réponses à ses difficultés.
Couloir d’attente. Salle d’attente. Salle d’accueil. Lieu de passage ou lieu fermé. Pas toujours chauffé. Vide ou occupé, calme ou animé. Coloré ou non. Avec des chaises alignées aux murs, en parallèle, en U, disposées autour d’une table. Coin et livres pour enfants. Table basse, fauteuils et canapé. Musique. Affiches et flyers. Affiches ou flyers. Flyers en français, en anglais, en néerlandais. Flyers en arabe. Magazines féminins. Revues spécialisées social-santé. Fontaine à eau. Café. Petits gâteaux… Une salle d’attente est l’un de ces lieux régulés, dénommés et organisés selon les types d’usages qui lui sont associés. Elle traduit une fonction et « place les individus en position de jouer un rôle » [4] : son nom invite celui qui l’investit à patienter. Néanmoins, dans les centres observés, elle ne se réduit pas à son usage premier. Son décor spécifique, sa disposition et son mobilier sont autant de marqueurs qui définissent les limites et les marges de manœuvre de son investissement. Selon les dispositifs d’accueil proposés et la manière dont les usagers se les approprient, les fonctions associées au lieu varient et influencent les conditions d’attente auxquelles ils sont soumis.
Dans les services sociaux, le temps est une denrée rare : l’usager en dépense et en réclame ; le professionnel en manque. Avant chaque rendez-vous, les usagers sont soumis à une période d’attente plus ou moins longue (de dix minutes à deux heures dans la plupart des centres observés) qui est perçue, pour la majorité d’entre eux, comme un investissement : le temps, « c’est le prix à payer », selon K., professionnelle, pour être reçu par l’assistant social.
Ce temps investi est vécu comme rentable si, en retour, l’assistant social reçoit l’usager et lui consacre un temps suffisant pour entendre et analyser sa demande. Dans certaines circonstances, cet investissement paraît disproportionné ou non justifié au regard de la qualité de l’accueil proposé, de la demande formulée et du temps consacré à sa résolution : « Je suis là depuis 8h20, j’aurai attendu une heure et demie-deux heures, juste pour avoir un bon alimentaire et voir l’assistant social cinq minutes », dit A. Le temps investi peut être perçu comme perdu ; d’autant plus si, après plusieurs heures d’attente, l’usager n’est finalement pas reçu par un professionnel : « Cela fait trois jours que je viens et que je repars », dit T. Afin de consacrer le moins de temps possible à l’attente et de s’assurer une entrevue avec un professionnel, certains usagers se présentent devant le centre plusieurs heures avant l’ouverture de la permanence.
Conscients du poids de l’attente, certains centres tentent à travers leur approche spécifique de convertir l’espace d’attente en espace d’accueil et le temps investi en temps utile. Le cas échéant, la rencontre avec l’assistant social ne constitue plus l’enjeu unique. L’espace d’attente peut en effet représenter à lui seul un lieu et un temps de récolte d’informations ou encore de sociabilité. Dans certains contextes également, l’accueil peut être perçu comme une finalité en soi lorsque venir au centre répond uniquement au besoin de passer le temps [5] : « Parce que [dans la rue], c’est le vide, y a rien à faire. Je viens ici à 8 heures et je reste jusqu’à midi pour m’asseoir tranquille. C’est ça qu’organise l’asbl », dit E. Usage du lieu et vécu de l’attente sont donc deux variables interreliées.
Dans la majorité des centres observés, l’organisation et la configuration classique de l’espace d’attente (chaises le long du mur) génèrent une certaine distance entre les usagers. Dans ce contexte, les échanges sont relativement rares. Ils se limitent souvent à de simples salutations. Communiquer équivaut à envahir l’autre ou à se voir envahir par lui : « J’aime la tranquillité. Je ne veux pas déranger les gens et je ne veux pas que les gens me dérangent », dit C. Chacun tente d’éviter le contact pour conserver la part d’intimité qu’il réserve (ou non) à l’assistant social. Dans ce cas, le temps d’attente peut représenter un moment individuellement investi où les usagers tentent d’apaiser leur tension et préparent le rendez-vous à venir.
A contrario, dans d’autres centres, la présence de bénévoles, l’agencement du mobilier ou les objets du décor (mobilier pour enfant, etc.) contribuent à définir l’espace d’accueil comme un lieu de sociabilité. Les usagers sont invités à s’installer autour d’une table sur laquelle peuvent être présentés thé, café, eau et biscuits. Ce dispositif d’accueil les conduit à entrer en contact et, parfois même, à débuter hors du bureau de l’assistant social une forme de relation d’aide : « Tout le monde est là, se parle un peu. De leurs problèmes et tout ça… On essaye de régler les problèmes », dit V., usager. Le temps investi prend ici la forme d’un temps-ressource ou d’un temps social au cours duquel se jouent de nombreux échanges entre usagers ou entre usagers et bénévoles. L’espace d’accueil peut ainsi s’additionner à l’aide dispensée par l’assistant social, voire s’y substituer si le soutien et la richesse relationnelle qu’offre le lieu représentent pour l’usager une aide en soi [6]. Plus encore, ce type de dispositif peut amener les usagers à développer un sentiment d’entre soi généré par la présence en un même lieu d’une même catégorie d’individus (habitants d’un quartier, individus porteurs d’une même problématique, etc.). Pour certains, le centre se mue en espace d’identification où des personnes sont rassemblées, se reconnaissent et développent un sentiment d’appartenance au groupe ou au lieu.
Une fois le temps de l’attente passé, c’est à un autre temps que l’usager se trouve confronté : celui que le professionnel de l’accompagnement peut lui consacrer. Le système des permanences met à disposition des usagers un temps limité au-delà duquel aucune personne supplémentaire ne pourra être reçue par un professionnel. Pour anticiper les fortes affluences, certains centres déterminent un nombre limité d’usagers par permanence et clôturent les inscriptions dès qu’il est atteint. Pour les chanceux inscrits, la durée de l’entrevue avec l’assistant social n’est pour autant jamais prédéfinie ou garantie : la manière dont il reçoit l’usager influence fortement les conditions dans lesquelles se poursuivra la relation. Selon leurs attentes, certains usagers apprécieront un accueil axé exclusivement sur la résolution d’un problème ciblé. D’autres développeront également des attentes relationnelles à l’égard du travailleur social.
Cependant, le système des permanences ne permet pas toujours aux professionnels d’adopter une posture basée sur l’écoute. En permanence, le temps est limité et chaque minute supplémentaire accordée à un usager augmente l’attente des suivants. De nombreux usagers vont jusqu’à s’autocensurer en sélectionnant les problématiques à développer avec l’assistant social. « Je suis arrivée à 9 heures. Il y avait une femme devant moi et j’ai attendu jusqu’à 11 heures. […] La dame aime bien parler, parler. Et l’assistante, elle donne le temps. […] Le temps, ça, c’est bien. Mais même si tu me donnes du temps, je dois respecter les gens qui attendent après moi. »
La question de l’accueil au sein des services sociaux est primordiale pour les usagers. Pour les habitués, qui connaissent les centres et s’y repèrent, pour ceux qui viennent pour la première fois, qui reviendront ou ne reviendront pas, pour les hésitants ou les déterminés, les conditions de cet accueil sont déterminantes pour la qualité et la pertinence de l’accompagnement qui leur est proposé. Elle fait en somme partie intégrante de l’accompagnement. L’accueil joue également un rôle dans les conditions de travail des professionnels : « C’est stressant de savoir que les gens attendent », dit K. Les centres doivent pourtant composer avec un ensemble de contraintes spatiales, organisationnelles et financières qui limitent leurs marges de manœuvre et influencent les choix posés en termes d’accueil : « Pour la salle d’attente, on parle de proposer des jeux, des gobelets, peut-être… Mais qui va gérer ça ? », dit I. Par un ensemble de dispositifs simples, certains services parviennent à détourner l’attention de leurs difficultés en accordant un soin particulier à l’aménagement de l’espace ou en misant sur l’humanisation de l’accueil. Quelles que soient les contraintes, l’accueil proposé traduit des philosophies d’équipe qui gagnent à être pensées, déconstruites et interrogées à l’aune du vécu de l’usager. Dès son entrée dans le centre, ce dernier expérimente le passage de l’extérieur à l’intérieur du système d’aide sociale et devient, pour une durée variable, un usager de service social. Dans cette perspective, penser l’accueil, c’est penser les conditions de ce passage, la variété d’émotions qu’il génère et ses répercussions sur la relation d’aide.
Quant au temps du face-à-face de la permanence, il pose question tant pour l’usager que pour le professionnel. Car les enjeux de l’accueil et de la communication entre ces deux acteurs vont au-delà de la pénibilité de l’attente. Comme le rappelle N., la relation d’aide se joue dès les premiers instants : « Le moment où tu ouvres la porte et où tu serres la main de l’usager est déterminant. C’est là qu’il faut agir. Ça pèse énormément : si on n’est pas attentif à soi, on n’est pas attentif à l’autre ».
[1] Recherche menée auprès des membres de la FdSSFdSSB. Résultats complets à paraître aux Éditions L’Harmattan : H.-O.Hubert, A. Serré A et J. Vleminckx, Regards croisés usagers et travailleurs sociaux (titre provisoire).
[2] Voir P. Mazet, « La non demande sociale : reconnaître l’enjeu de la reconnaissance », in Le nonrecours à l’off re publique : analyse des phénomènes et réponses institutionnelles. Un état de la question, Les Journées scientifi ques de l’ERT Odenore, juin 2010, Meylan.
[3] Les notions de confort et d’inconfort se réfèrent au bien-être physique et moral ressenti par l’usager lorsqu’il évolue dans le centre.
[4] D. Retaillé, Le monde du géographe, Presses de Sciences Po, 1997.
[5] Nous avons essentiellement observé cette forme d’investissement temporel du lieu dans des centres proposant un accueilcafé, principalement fréquenté par des personnes sans domicile fi xe.
[6] Même si l’organisation de l’accueil les y invite, tous les usagers ne souhaitent pas nécessairement être plongés dans un collectif ou amalgamés à un public dont ils souhaitent se distinguer.
n°84 - septembre 2018
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...