Evolution des besoins des patients et revalorisation de la profession motivent depuis plusieurs années les débats et projets de réforme de la formation initiale. La formation des infirmiers en Belgique ne les prépare pas entièrement à ses responsabilités actuelles : planification, délégation. Encore moins, probablement, à celles de demain. Comment la repenser pour tenir compte de ces évolutions ?
En 2008 déjà, dans son plan d’attractivité pour la profession infirmière, la ministre fédérale de la Santé, Laurette Onkelinx, posait la question de la pertinence des niveaux de formation et de leur adéquation avec les besoins présents et futurs des patients. Un axe de son plan d’action pour revaloriser la profession d’infirmier aborde également une possible valorisation sous l’angle de la formation. Tout est déjà dit. Les infirmiers l’ont également compris : besoins des patients et revalorisation de la profession sont les arguments majeurs qui plaident en faveur de ce débat.
Les besoins des patients, les infirmiers les connaissent très bien. Depuis plus de 50 ans, le modèle conceptuel qui a le plus influencé l’enseignement de l’art infirmier est celui dit de « l’école des besoins » de Virginia Henderson, une infirmière américaine ayant défendu sa thèse à ce sujet en 1960 ! Depuis de nombreuses années, nos infirmiers sont donc formés à évaluer les problèmes de santé et les besoins en soins et en interventions d’infirmiers des patients qu’ils ont à prendre en charge.
Remises en question de l’organisation de la formation
Le débat n’est pas neuf. En 1996, le Conseil national de l’art infirmier prônait l’organisation de la formation d’infirmier en trois ans dans l’enseignement supérieur ou équivalent dans l’enseignement de promotion sociale, et la transformation de la finalité d’infirmier du quatrième degré de l’enseignement secondaire professionnel pour former une aide qualifiée de l’infirmier.
Cet avis fut largement repris dans les tables rondes organisées par le ministre Colla en 1997 et dans les « Dialogues de la santé » du ministre Demotte en 2003.
En 2008, le plan d’attractivité de la ministre Onkelinx, dans son axe 2 consacré à la qualification s’interroge sur la nécessaire coexistence de deux filières de formation.
En juin 2009, le Conseil national des établissements hospitaliers (CNEH) avait estimé que la formation des infirmiers n’avait pas suffisamment évolué avec les besoins et les attentes. Le CNEH notait également que « En Europe, la tendance est à l’augmentation de la qualification pour la formation de bachelier et de master. ».
Nous en sommes d’ailleurs aujourd’hui à un point où ces professionnels de la santé sont capables d’avoir une réelle vision holistique du patient et de ses besoins, allant parfois au-delà de ses besoins en soins strictement infirmiers.
En effet, les infirmiers sont également formés à identifier les problèmes de santé à traiter en collaboration avec le médecin ou d’autres professionnels. C’est en tout cas le lot de ceux qui après leur formation ont eu la chance de travailler dans des milieux de soins particulièrement stimulants intellectuellement ou encore avec des équipes multidisciplinaires enclines à opérer des échanges de connaissances et de points de vue sur les patients qu’ils prennent en charge ? Des études démontrent d’ailleurs [1] l’impact particulièrement stimulant sur les compétences des uns et des autres d’une triade égalitaire composée du patient, du médecin et de l’infirmier.
Si la formation actuelle permet bien mieux qu’autrefois d’évaluer et d’analyser les problèmes des patients, la phase qui consiste à identifier et à planifier l’ensemble des interventions nécessaires à la résolution de ceux-ci est plus souvent problématique.
Depuis les années 90, suite à une réforme de l’enseignement supérieur, la formation d’infirmier en haute école a dû abandonner 1000 heures de formation (principalement de l’enseignement clinique en stage) afin d’aligner son organisation sur les autres programmes de graduats (la vie d’un étudiant infirmier, avec des stages de nuit, de week-end et de vacances était en effet devenu un vrai calvaire au regard de la formation de graduat dans d’autres disciplines). Cette réduction des heures de formation, associée au temps nécessaire pour assimiler une augmentation ininterrompue des matières théoriques à étudier a pour effet que la mise en pratique de certaines compétences théoriques apprises aux cours fait parfois défaut. On ne forme plus un « produit fini » mais un professionnel ayant normalement « appris à apprendre » en étant confronté aux difficultés du terrain.
Une première difficulté qui se présentera à ce professionnel en phase d’apprendre sera la planification des soins et des traitements des patients au cours d’une journée ou d’une semaine, ainsi que l’exécution de toutes ses interventions qui deviennent de plus en plus complexes. Que ces interventions soient infirmiers ou pas, c’est d’ailleurs souvent à l’infirmier qu’il convient de les planifier, de les organiser.
Les causes de cette complexification sont diverses et connues. La médecine s’est améliorée et les maladies autrefois majoritairement aigües sont devenues chroniques.
Les patients vieillissent, ils accumulent les problèmes de santé et donc les traitements.
Un patient qui, il y a 20 ans, commençait une prise en charge à domicile ou était soigné en maison de repos est passé d’une espérance de vie de 15 ans dans cet état à environ 25 ans actuellement. Dans le milieu hospitalier, pour des raisons d’efficience, on fait aujourd’hui en quatre jours ce que l’on faisait en huit. Pour résumer la situation en une phrase : l’infirmier doit en faire plus qu’avant sur une journée mais pendant plus longtemps au cours de la vie d’un patient vieillissant qui présentera des problèmes de plus en plus complexes.
Face à la prédictibilité de cette situation de plus en plus difficile à gérer pour les infirmiers, les autorités de santé publique ont légiféré en 2001 sur la notion d’aide-soignant pour adjoindre à l’infirmier une aide qualifiée. Aujourd’hui, il y a plus de 80 000 aides-soignants autorisés à exercer, ce qui fait environ 0,7 aide soignant pour 1 infirmier... Cette évolution permet d’entrevoir que bientôt tous les infirmiers seront confrontés quotidiennement à la possibilité de déléguer certaines tâches à un aide-soignant.
Le verbe « confronté » est délibéré car aucun infirmier ne peut actuellement se reposer sur une préparation à cette délégation (y compris son évaluation quantitative) durant sa formation initiale. D’autant que le législateur (sans vouloir critiquer ce choix mûrement réfléchi) a été strict dans la difficulté de cette délégation en prévoyant que l’infirmier restait responsable de celle-ci : il doit en effet assurer le contrôle qualitatif des actes délégués à l’aide-soignant.
On est ici dans un cas de figure législatif très différent de ce qui se passe entre médecins et infirmiers par exemple : un médecin rédige une prescription demandant à l’infirmier d’injecter un médicament, il n’est pas attendu du médecin qu’il vérifie si cette injection a bien été faite. Dans le cadre de la délégation d’un infirmier vers un aide-soignant, cette vérification est attendue. Les réactions des infirmiers face à cette nouvelle donne sont très diverses : allant du refus de délégation par manque de confiance et/ou de capacité à contrôler, jusqu’à une délégation aveugle et irresponsable (parfois même d’actes non autorisés), en passant par des collaborations excellentes telles que prévues dans les textes légaux, bien sûr.
Une tendance des médecins de première ligne et d’autres professionnels de santé les pousse à vouloir se regrouper, jusqu’à recréer, dans certains cas, des équipes interdisciplinaires qui intègrent, notamment, des infirmiers (par exemple comme dans le modèle développé par les maisons médicales).
En outre, les infirmiers sont parmi les plus présents (en temps et/ou fréquence) au chevet du patient tout au long de la journée, de plus en plus intégrés ou connectés à d’autres professionnels de la santé (outre les aides-soignants). Ils se voient dès lors (devoir) endosser la tâche de coordonner les activités d’un grand nombre d’intervenants auprès du patient.
Cette tendance crée un besoin de concertation et de coordination - éléments indispensables pour que la collaboration entre tous ces professionnels apporte les meilleurs résultats aux patients. Une étude belge récente [2], qui vient confirmer des expériences étrangères montre que ce rôle d’interface, de coordination, de facilitateur de collaboration (une partie de ce qu’on entend parfois sous le concept de case manager) devrait idéalement être endossé par un infirmier. Mais cette étude montre également que les infirmiers ne sont pas préparés à ce rôle par leur formation et qu’ils ne sont donc pas souvent enclins à le jouer.
Phénomène sociétal, les patients ont tendance à utiliser les hôpitaux comme première ligne, engendrant des effets négatifs connus : surcharge des services d’urgences, allongement des délais de rendez-vous dans certaines spécialités (surtout celles qui traitent des malades chroniques), efficience perfectible, frustrations des professionnels et même des patients...
Cette tendance n’est pas encore totalement prise en charge par notre système. Mais dans d’autres pays européens qui y ont déjà réfléchi, une partie de la solution est portée par des infirmiers.
Dans des pays comme le Portugal, l’Irlande, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède ou encore la Finlande, une augmentation du niveau de formation de tout ou une partie des infirmiers a été opérée afin que ceux-ci soient capables, en vrac : d’évaluer, de trier et d’orienter les patients vers le service de santé le plus adéquat ; de visiter régulièrement les familles avec enfants et assurer la prise en charge de leurs soins de santé primaires ; d’assurer le suivi de patients chroniques (case managing) y compris la prescription de médicaments et examens de routine ; d’assurer des consultations ou gardes téléphoniques pour orienter au mieux les patients et résoudre en ligne les problèmes les plus simples... Dans ces pays, les taux de satisfaction des patients, des infirmiers et des médecins se sont améliorés, aucun effet négatif de santé publique n’a encore pu être observé et les coûts n’ont pas augmenté.
Au minimum, l’infirmier doit être mieux formé aux besoins des patients souffrant d’une maladie chronique, aux patients gériatriques, à la polymédication de longue durée, à des soins plus intenses voire hyperspécialisés en institution et aux soins de santé communautaire pour aborder les nouvelles prises en charge à domicile et à une délégation sous surveillance à des professionnels moins qualifiés que lui. On pourrait également y ajouter l’usage des technologies de l’information et l’aspect multiculturel des soins, même si cet article n’a pas abordé ces sujets, ces évolutions sociétales n’auront échappé à personne.
Le contexte changeant et l’évolution de l’organisation future des soins (dont la première ligne) envoient également une invitation aux infirmiers à adopter de nouveaux rôles : coordination d’autres professionnels de santé (ayant souvent un niveau de formation plus élevé, comme les médecins), concertation interdisciplinaire et suivi de patients chroniques (case managing), prise en charge (en première ligne ou avant le médecin) de problèmes courants. Dans les pays qui ont déjà permis à certains infirmiers de répondre à cette invitation, des formations complémentaires, pouvant reposer sur un socle de formation initiale solide ont été mises en place afin de garantir l’atteinte des compétences escomptées.
Pour répondre aux défis qui attendent tous les infirmiers d’aujourd’hui et de demain, les 27 pays membres de l’Union européenne ont décrit dans une directive (2005/36) que la formation minimale de l’infirmier doit être de 4600 heures.
Dans notre pays, et pour ne pas revenir en arrière par rapport à la lourdeur horaire des études d’infirmier, on ne peut raisonnablement organiser 4600 heures de formation qu’en 4 ans. Une augmentation du volume de la formation actuelle serait une bonne opportunité pour y intégrer les éléments repris plus haut.
Afin de pouvoir endosser d’éventuels nouveaux rôles et donc de pouvoir suivre des formations du niveau d’un master pour en acquérir les compétences, plusieurs instances infirmières et internationales se sont prononcées en faveur d’une formation d’infirmier initiale équivalente à au moins un baccalauréat académique (c’està- dire un baccalauréat qui permet sans transition de poursuivre un master - ce qui n’est pas le cas à ce jour en Belgique) et au développement de deuxième et troisième cycles (master et doctorat) dans le champ des sciences infirmières.
A ces deux pistes qui nous semblent toutes
tracées vers une amélioration de la formation
future de l’infirmier en Belgique, il faut peutêtre
en évoquer une autre, mise en avant cellelà
par certaines associations professionnelles
d’infirmiers belges : les compétences attendues
de l’infirmier de demain (telles que décrites
au au chapitre« Priorités pour une formation
mise à jour ») sont équivalentes au niveau 7 de
la classification européenne des compétences
ce qui reviendrait à délivrer déjà un master
au terme de cette formation de 4600 heures.
Cette piste est compréhensible. Il faut un
master étudié en 4 ou 5 ans pour exercer la
kinésithérapie, il faudra demain un master
en 5 ans pour être instituteur primaire, la
profession d’infirmier ne met pas en oeuvre des
compétences moindres que ces professions-là.
Alors pourquoi ne pas reconnaître que c’est
bien ce niveau qui est nécessaire ?
Finalement, il est certain que l’infirmier de demain sera mieux formé. Si nous ne le faisons pas, nous allons vers des conséquences néfastes pour la santé publique. Quant à savoir comment et à quel niveau cette meilleure formation sera organisée, personne ne semble avoir encore de réponse.
N’oublions pas que si les autorités fédérales peuvent édicter des règles d’agrément des professions, c’est bien aux communautés à en organiser l’enseignement. Répondre à cette question ne pourra donc se faire que sur base d’un consensus entre ces différents niveaux de pouvoir...
[1] « Darras E., Dubois Y., Leonard S., La profession infirmière en crise ? Une recherche sur le concept de soi professionnel des infirmiers, étude Belimage réalisée par l’UCL et la KUL à la demande du ministère fédéral des affaires sociales et de la santé publique, 2003 ».
[2] « Les métiers de demain de la première ligne de soins, Étude réalisée par la Fédération des maisons médicales en 2011 à la demande du service public fédéral - Santé publique, Sécurité de la chaîne alimentaire et Environnement ».
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...