Systèmes de données élaborés, indicateurs sophistiqués, modèles d’analyse complexes… l’étude rigoureuse des questions de santé est aujourd’hui possible. Mais il faut se rendre à l’évidence : ces outils ne suffisent pas pour prendre de bonnes décisions en matière de santé publique. Synthèse d’une réflexion invitant à changer de paradigme.
Personne ne nie que les systèmes de santé sont complexes. C’est sans doute pour cela qu’un peu partout, les décideurs, les professionnels et les gestionnaires de la santé peinent à les moderniser, malgré toutes les expertises mobilisables. Mais c’est aussi parce qu’ils utilisent trop souvent des recettes qui pourraient être efficaces pour des systèmes simples ou compliqués mais qui ne le sont plus du tout pour des systèmes complexes.
« Complexe », « compliqué »… non, ce n’est pas du tout la même chose. Ainsi, une machine peut être très compliquée ; mais, aussi nombreux soient-ils, ses différents éléments s’articulent selon des schémas linéaires, des liens de causalité clairs et déterminés. Il suffit donc d’avoir l’information, les connaissances adéquates pour la faire fonctionner, ou la réparer en cas de dysfonctionnement.
Cette approche « déterministe » n’est pas opérante face aux systèmes complexes, parce qu’ils fonctionnent d’une manière largement imprévisible ; c’est même là leur caractéristique fondamentale. Et cette imprévisibilité ne peut être éliminée. Prenons l’exemple du système météorologique : il comprend un nombre limité de variables (vents, courants océaniques, ensoleillement, température de l’air, pression atmosphérique, taux d’humidité, etc.), mais il est complexe parce que ces variables interagissent de manière non linéaire. De là vient le concept de « l’effet papillon » : à l’intérieur d’un système complexe, des perturbations minimes comme le battement d’ailes d’un papillon peuvent être amplifiées et entraîner une tempête tropicale. Comme nous le déplorons tous, le temps est en grande partie imprévisible, et M. Météo n’y peut rien !
Dans un tout autre domaine, considérons l’éducation d’un enfant : quel que soit notre niveau d’informations, de connaissances ou d’expertise, quelle que soit notre capacité à contrôler les conditions dans lesquelles un enfant grandit, il subsiste toujours une incertitude quant au résultat.
La bonne nouvelle, c’est que, si le système de santé est complexe, il est aussi adaptatif : il peut apprendre, évoluer, s’adapter à son environnement. Il est bien utile de s’attarder un peu sur ces propriétés spécifiques si l’on veut moderniser les systèmes de santé, et les sciences de la complexité nous donnent de riches enseignements à cet égard.
Un exemple bien connu de système complexe adaptatif, c’est le corps humain : composé de multiples systèmes, en partie autonomes et en partie interdépendants, il réussit de façon extraordinaire à s’adapter pour maintenir son homéostasie. Beaucoup d’autres exemples existent dans la nature : les colonies de fourmis, les termitières, les volées d’oiseaux migrateurs… : individuellement, les acteurs de ces systèmes sont dépourvus d’une intelligence sophistiquée, mais ils peuvent, en tant que groupe, faire face à des changements imprévus et soudains.
Les systèmes complexes adaptatifs ont une forme d’intelligence qui dépasse la somme des contributions de chacune de leurs composantes.
Comparés aux fourmis, les êtres humains ont une grande intelligence individuelle. Et, quelles que soient les procédures en vigueur dans l’organisation où ils se trouvent, ils régissent eux-mêmes une grande part de leurs relations et de leurs interactions. Avec une diversité qui tient aux valeurs, aux connaissances, au système mental de chacun - tout cela variant dans le temps en fonction de l’expérience accumulée. Dès lors, si un imprévu surgit – une nouvelle information, en quelque sorte - les acteurs essayent de s’adapter, pour que le système continue à tourner. Chacun peut tenter une solution particulière, certains expérimenteront de manière plus audacieuse, plus rapide : ce sont les « déviants positifs ». Il vaut souvent mieux les observer, analyser de manière positive ce qu’ils proposent, plutôt que de les faire rentrer dans le rang.
Soutenir l’émergence des nouvelles idées, favoriser l’échange et les interactions : c’est ainsi que le meilleur choix finira par être reconnu, adopté par tous et que le système s’adaptera.
Et, rappelons l’effet papillon, une innovation, même mineure peut produire des effets significatifs lorsque ses conséquences sont amplifiées ou atténuées à travers la séquence d’interactions et de rétroaction entre pairs.
Tout de même, ne faut-il pas maîtriser une créativité qui pourrait devenir débridée… ? Si, bien sûr, mais des règles minimales suffisent. Observons les oiseaux migrateurs : pour arriver à bon port, il faut bien qu’ils suivent un ensemble de règles – mais pas une tonne de procédures : quelques règles – et les voilà tous aux Antilles après un long périple semé d’embûches.
Un petit nombre de règles permet de guider un système vers l’atteinte de ses objectifs : c’est un concept très puissant dans les sciences de la complexité.
Dans un système complexe, les règles minimales indiquent aux acteurs ce qu’ils doivent absolument faire ou éviter ; elles peuvent aussi servir à fixer des objectifs, établir des principes, exiger certains comportements ou imposer certaines contraintes. Mais, et c’est fondamental, elles ne répriment pas la liberté d’action, elles ne dictent pas tout : heureusement, parce qu’il est impossible d’anticiper tout ce qui peut surgir dans un système complexe. La vitalité d’un système complexe, ses capacités d’adaptation peuvent donc être soutenues et stimulées si l’on veille à soutenir la liberté des acteurs, leurs échanges et leurs interactions ; tout cela en les guidant à l’aide de règles minimales qui font sens.
Il est tout à fait vain, et contre-productif, de multiplier les procédures bureaucratiques qui enferment les acteurs et ne font qu’engendrer incohérence et frustration, parce qu’elles ne sont pas adaptées à l’imprévisibilité du système et freinent ses possibilités d’adaptation.
Revenons au système de santé ; il est globalement complexe, mais parmi les problèmes qui s’y jouent, certains sont simples ou compliqués. Mieux vaut préciser leur nature pour intervenir d’une manière sensée et utile. Le diagramme de Stacey, souvent utilisé à cette fin, permet de s’y retrouver. Il identifie les objectifs à poursuivre en fonction de deux critères : le degré de certitude et le degré de consensus entre acteurs. Tout est simple, si les degrés de certitude et de consensus sont très élevés (c’est le cas pour les interventions chirurgicales routinières).
L’affaire se complique, si, tout en étant relativement sûr de l’intervention à mener, on ne comprend pas complètement tous les mécanismes en jeu et qu’il faut faire appel à différentes formes d’expertises, lesquelles doivent être bien coordonnées. C’est par exemple la situation d’une équipe multidisciplinaire qui soigne un patient atteint d’une maladie chronique comme le cancer. Il sera peut-être très compliqué de bien intervenir, d’autant plus qu’il faudra adapter les protocoles aux particularités du patient ; mais cela reste jouable dans la mesure où chacun reconnaît et respecte l’expertise des autres.
Le problème devient complexe, s’il n’y a pas de certitude quant aux résultats des interventions possibles ; et si les acteurs ne s’accordent ni sur les résultats souhaitables ni sur les moyens d’y parvenir. Les exemples sont nombreux dans le domaine de la santé : les stratégies pour s’attaquer aux problématiques de santé mentale et aux dépendances, la gestion de l’épidémie du SIDA ou la crise mondiale des ressources humaines en santé… Une stratégie peut avoir été démontrée efficace dans un contexte en particulier, mais pas dans un autre ; divers facteurs doivent être pris en compte mais il existe toujours un risque de provoquer des effets nuisibles. Rappelons-nous l’introduction de la thérapie antirétrovirale pour le SIDA qui a mené à une augmentation de l’incidence de l’infection.
On voit aussi dans le diagramme apparaître deux pôles dans la zone de complexité : idéologique et politique. Ainsi, il arrive que, malgré un degré de certitude assez élevé, les acteurs aient de profondes divergences sur les stratégies à mettre en place parce qu’ils ont des conflits de valeurs et/ou d’intérêt : citons la privatisation du financement des soins de santé, les investissements pour soutenir l’allaitement maternel, l’établissement de sites d’injection supervisés, le bien-fondé de l’immunisation… Dans ce scénario, les conflits de pouvoir dominent l’arène politique et paralysent l’action, noyée dans le pôle politique. Comment améliorer le degré de consensus entre les parties impliquées ? Par la délibération, la négociation, les compromis, la mise sur pied de coalitions, etc.
Autre scénario fréquent : tout le monde est d’accord sur l’urgence d’intervenir face à un problème, mais on n’est pas très sûrs des stratégies à mener. L’épidémie d’obésité et de surpoids dans les populations occidentales en est un bon exemple ; tout le monde est convaincu qu’il faut intervenir, mais les stratégies possibles font l’objet de controverses, on se noie dans le pôle idéologique. Il importe ici de maintenir le consensus sur la pertinence et l’urgence d’intervenir, tout en concentrant les efforts pour améliorer les connaissances.
Si rien n’est sûr et que personne n’est d’accord… C’est le chaos… ! La capacité d’intervention est alors très limitée. Les pays où la santé publique n’est pas pensée et organisée dans une optique de système sont probablement plus exposés à ce chaos. La meilleure stratégie consiste ici à observer, pour dégager des tendances ou des constantes dans le comportement des acteurs et du système en général. Cela peut apporter de nouvelles informations qui permettront de réduire l’incertitude et de bâtir lentement un consensus sur ce qui devrait être fait.
De façon spontanée, on tente souvent de régler les problèmes quotidiens en utilisant une démarche scientifique : observer la situation, la décomposer en sous-éléments, analyser chacun d’entre eux et essayer de trouver une solution à l’ensemble. Comme nous l’avons vu, une telle approche réductionniste convient bien aux problèmes de nature simple ou compliquée, même dans le domaine de la santé. Toutefois, elle est mal adaptée aux problèmes complexes qui sont dus à de multiples facteurs s’influençant mutuellement.
Toutes les réflexions qui précèdent nous amènent à soutenir deux approches permettant de mieux composer avec les problèmes complexes.
Ces deux approches sont complémentaires et ont avantage à être utilisées simultanément dans la plupart des situations.
Première approche
Augmenter les degrés de certitude et de consensus au sujet de la situation ; en d’autres mots, se déplacer le plus possible vers le coin inférieur gauche du diagramme de la zone de complexité. Les stratégies d’intervention consistent ici à soutenir les acteurs dans l’adoption d’une vision commune de ce qu’ils veulent accomplir, tant au niveau de leur mission que de leurs objectifs stratégiques ; et à renforcer leurs connaissances et leur compréhension du système (les processus de travail, la réalité locale de chaque secteur, unité ou équipe).
Deuxième approche
Encourager la créativité et les comportements adaptatifs, afin de faire émerger des solutions novatrices et fonctionnelles. Cela implique plusieurs types d’interventions, plusieurs manières d’agir : guider le système à l’aide de spécifications et de règles minimales ; établir des politiques, des codes de conduite, des normes de qualité, des mécanismes de reddition des comptes, qui fournissent des règles minimales. Dans ce cadre, les acteurs gardent une liberté leur permettant d’agir en fonction de leur contexte local et de leurs réalités particulières ; développer les relations et faciliter les collaborations, c’est-à-dire créer des occasions pour que les organisations, les acteurs, interagissent, partagent leurs informations, se relient les uns aux autres ; accroître la circulation de l’information : la diffuser à travers des voies de communication qui couvrent l’ensemble du système ; implanter des systèmes d’information tant au niveau clinique qu’au niveau de la gestion ; être ouvert à la diversité : accepter les variations dans les modes d’organisation et les pratiques individuelles à condition que les résultats soient atteints et que l’équité, les normes de qualité des soins soient préservés ; rechercher les déviants positifs : trouver et valoriser les professionnels et les équipes qui ont atteint de meilleurs résultats que la moyenne ; partager l’information au sujet de leurs succès et de la manière dont elles y sont parvenues, fût-elle à contre-courant des recommandations ; recourir à la planification émergente et à l’expérimentation : réévaluer les orientations stratégiques, les plans d’action régulièrement, mettre en place des projets pilotes pour tester les politiques à petite échelle ; développer un portfolio de projets d’amélioration ou d’innovation.
En conclusion, laissons la parole à Edgar Morin ; « Je dirais que la pensée complexe est tout d’abord une pensée qui relie. C’est le sens le plus proche du terme complexus (ce qui est tissé ensemble). Cela veut dire que par rapport au mode de pensée traditionnel, qui découpe les champs de connaissances en disciplines et les compartimente, la pensée complexe est un mode de reliance. Elle n’isole donc pas les modes de connaissances ; elle les restitue dans leur contexte, et si possible, dans la globalité dont ils font partie » [1].
Synthèse réalisée par Marianne Prévost à partir du livre « Des réseaux responsables de leur population ». Ed Le point en administration de la santé et des services sociaux, Québec, 2010.
[1] La pensée complexe : antidote pour les pensées uniques, entretien avec Edgar Morin, Nelson Vallejo Gomez : http:// ressources-cla.univfcomte. fr/gerflint/ Monde4/nelson.pdf
n° 65 - septembre 2013
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...