Sur dix miracles acceptés par l’Eglise catholique dans les procès en béatification ou en canonisation, neuf sont des guérisons. Dans la plupart des grandes religions, on retrouve des phénomènes « thérapeutiques », mais ces phénomènes ne constituent pas le pilier central des religions. Par contre, certaines religions ou mouvements religieux situent la dimension thérapeutique au premier plan de leurs pratiques et de leur doctrine. Qu’en est-il alors des conceptions de la santé et de la maladie, des rapports entre médecine et religion ?
Les religions de guérison peuvent être décrites en trois catégories : celles qui s’inscrivent à l’intérieur de la spiritualité portée par les Églises en s’en démarquant sur quelques points (Églises pentecôtistes, Science chrétienne, Invitation à la vie, Sokka Gakkaï, etc.), celles qui se nourrissent d’une technique comme le magnétisme ou la mediumnité, et celles qui font une synthèse originale d’éléments religieux et séculiers (comme la scientologie).
Voyons d’abord, au travers de quelques exemples, comment elles ’fonctionnent’ puis nous réfléchiront sur les rapports entre ces religions de guérison et la médecine.
Mary Baker, naît en 1821 dans le New Hampshire (Etats-Unis) dans une famille adhérant à une Eglise congrégationaliste (qui prône une interprétation littérale et personnelle de la Bible ainsi que le conservatisme moral). Elle connaîtra une vie malheureuse, marquée par des souffrances physiques et morales, des décès cruels, plusieurs séparations, l’errance. Ses infortunes lui feront découvrir l’influence du psychisme sur le corps et elle sera attirée par l’homéopathie, le mesmérisme et le spiritisme. En 1866, elle tombe sur le verglas et est diagnostiquée paraplégique. Mais au terme d’une méditation sur le récit du paralytique guéri par Jésus, elle se relève et commence à réaliser des guérisons. Convaincue qu’elle a une mission à accomplir, elle écrit des livres, fonde une association, puis une Eglise qui connaîtra un immense succès et un Collège qui délivrera des diplômes en Science chrétienne jusqu’en 1899.
Sa doctrine puise dans l’homéopathie et le mesmérisme, qui lui font découvrir une causalité mentale à la souffrance, mais elle s’en écartera pour reconnaître dans le Principe Divin le seul responsable de la guérison. Si l’on admet qu’une idée peut agir sur le corps de l’homme (la matière), il faut en effet concevoir que la matière elle-même est idéelle, et l’homme nécessairement spirituel. L’homme est une idée reflétant Dieu, et la maladie n’existe pas puisqu’en Dieu, il n’y a pas de souffrance. Il s’agit d’une illusion, d’une croyance erronée issue d’un manque de confiance en l’amour divin. L’existence terrestre dans la matière est un rêve, et l’homme, de nature divine, ne peut pas tomber malade ni mourir. Jésus, manifestation de Dieu, l’a montré en triomphant de la maladie et de la mort.
La guérison est obtenue par une transformation de la conscience : il faut éprouver que l’homme ressemble à Dieu et en acquérir la conviction. Il ne s’agit pas d’une manipulation psychologique de type suggestion ou d’un exercice intellectuel, mais d’une véritable expérience mystique qui conduit à ressentir la présence divine à l’intérieur de soi. Dès lors on ne parle pas de symptômes au praticien. Mary Baker n’a jamais « prescrit », elle s’assoyait au côté du malade et priait. Ainsi peut se mettre en place la triade thérapeutique Dieu-malade-guérisseur. Il n’y a pas de diagnostic médical mais un travail de prise de conscience de son identité divine par la personne malade. La conviction qu’on peut exercer une emprise spirituelle sur le corps doit remplacer les pratiques médicales... Y compris pour les athées car cette expérience n’est pas réservée à ceux qui ont la foi. Les précautions de santé et les médecines sont inutiles, voire néfastes car elles reposent sur la croyance en la maladie. Seul le patient incapable d’effectuer le travail spirituel peut recourir à l’art médical pour recouvrer ses capacités de réflexion et ensuite aborder la guérison divine.
Dans cette approche, le mot « Science » qui apparaît dans Science chrétienne parait incorrect. En fait il renvoie à la Science de Dieu de la théologie chrétienne médiévale et indique que l’univers divin est gouverné par des lois que chacun peut « démontrer » en se les appliquant pour guérir. L’application de la science dans cette acceptation ne requiert... qu’une grande foi.
La Science chrétienne a connu un essor important dans la première moitié du XXe siècle mais depuis régresse sauf dans les pays en développement. Une estimation de 1990 dénombre environ 1 770 000 membres de la Science chrétienne aux Etats-Unis. La guérison personnelle est le premier motif d’adhésion. Elle a été vivement critiquée en raison du rejet des pratiques médicales notamment vis-à-vis des enfants.
Traversons l’Atlantique et revenons chez nous. Louis Antoine naît à Mons en 1846. Ouvrier mineur élevé dans la foi catholique, il est attiré par les théories du spiritisme, notamment celles que Allan Kardec développe son Livre des esprits, selon lesquels les phénomènes de communication avec l’au-delà sont « scientifiques » et reposent, comme la physique ou la chimie, sur des expérimentations. Louis Antoine expérimente l’écriture automatique et éveille ses dons de médium. Avec quelques amis et membres de sa famille, il fonde un groupe spirite appelé Les vignerons du seigneur dont la devise sera « Nous sommes les ouvriers de la dernière heure », car le spiritisme est pour eux l’instrument appelé à achever l’œuvre de la Révélation commencée par Jésus. Mais son fils meurt à l’âge de vingt ans d’une maladie inexpliquée. Il lui fait donner des funérailles spirites. Cette perte le plonge dans une méditation qui le conduit à considérer la santé comme le plus grand des biens terrestres. Il se met à soulager les souffrants, inspiré par un esprit nommé « le docteur Carita » qui lui prodigue des conseils. Peu à peu, Louis Antoine s’imposera comme « le guérisseur de Jemeppe » et s’éloignera du catholicisme, dont il ne gardera que Jésus comme symbole de thérapeute inspiré. Le spiritisme lui suffit. Il exposera ses théories dans divers ouvrages qui connaîtront un grand succès. Sur la couverture du premier on lit : « les Vignerons du Seigneur guérissent les malades, chassent les démons (mauvais esprits), ressuscitent les morts et donnent gratuitement ce qui leur été donné gratuitement » (leur don de guérison). Dans le bassin industriel hennuyer où le prêtre est perçu comme l’ami du château et du directeur d’usine, ce mouvement simple et généreux bénéficie de la confiance des masses populaires.
Dénoncé par des médecins, Louis Antoine est condamné à une amende pour exercice illégal de la médecine. Cette avanie le fait renoncer à l’imposition des mains et aux prescriptions qu’il découvre inutiles : désormais, seuls compteront la foi du guérisseur et celle du patient, car les maux du corps sont la conséquence des plaies de l’âme. Dès lors, il agira à partir de ce que les psychanalystes appelleront beaucoup plus tard le « transfert ». Il reçoit de plus en plus de malades, jusque 1200 par jour, venus de Belgique et du Nord de la France, et traite aussi à distance. Sa réflexion l’éloigne du spiritisme et il finit par bâtir son propre système philosophique reposant sur l’inexistence de la matière et sur la réincarnation. A partir de 1906, chaque dimanche, vêtu d’une lévite noire, il préside une réunion publique dans son Temple où il expose son interprétation de l’homme, du cosmos et de la maladie. L’enseignement devient peu à peu plus important que la guérison. Les fidèles se multiplient, on les appelle « antoinistes », les adeptes vendent les écrits du « Père », le rituel devient quotidien et certains dimanches, cinq services sont célébrés. Doctrine, rituel, communauté de disciples, temples : les éléments d’une véritable religion sont désormais rassemblés... [1] A sa « désincarnation », c’est-à-dire à sa mort, en 1910, cent mille personnes défileront devant sa dépouille. Son épouse qui par sa foi a acquis des dons de guérison prend sa succession sous le nom de « Mère ». La Belgique comptera jusque 30 trente (toujours ouverts) et plus de septante « salles de lecture » (actuellement fermées). Le mouvement régressera légèrement en Belgique après la seconde guerre mondiale mais poursuivra sa croissance en France et s’implantera au Congo, au Brésil et en Australie. Il connaîtra divers schismes.
La doctrine antoiniste propose une conception dualiste et idéaliste de l’univers et de l’homme. Il y a un monde matériel, appelé monde des Incarnés, régi par les lois de la nature, et un monde spirituel dit des « Non–incarnés » gouverné par la loi de la conscience ou loi morale. L’homme, doté d’un corps physique et d’une âme divine, se situe à la jonction des deux, et il possède une personnalité double : à côté du moi intelligent, soumis aux vicissitudes de la matière, siège le moi conscient, ou moi réel, ou âme. L’erreur fondamentale de l’homme est de croire en la matière et en la réalité du mal, qui ne survient que quand nous remplaçons la foi par le doute. Car tout n’est que conscience, la matière n’existe pas, elle est le fruit de l’imagination, de l’intelligence. Dès que nous l’imaginons, nous subissons les épreuves du monde physique que nous avons fantasmé. La science ne fournit que des connaissances sur la matière. Cultivant le doute méthodique, elle s’écarte du savoir ou loi morale qui dérive de la foi en Dieu. Les désordres physiques sont une plaie de l’âme, ils proviennent de fautes, c’est-à-dire d’actes contraires à loi de conscience. On en guérit en se libérant des erreurs, notamment de la croyance en l’existence du mal et de la matière, et ce par un travail moral qui repose sur la prière qui est un fluide d’amour. Le guérisseur apporte ce fluide au malade dont il restaure la foi.
Une enquête rapportée en 2001 montre que l’impact du culte antoiniste ne se dément pas. En vingt jours, un guérisseur antoiniste a vu 216 personnes, (60% de femmes, 40% d’hommes), la plupart par ailleurs suivies par un médecin ; 47% consultaient pour des problèmes de santé physique, 19% pour des problèmes psychologiques notés comme « dépression », 13% pour des problèmes sentimentaux, 13% pour des difficultés professionnelles. Plus rarement la demande portait sur des conseils spirituels ou des questions matérielles. C’est donc bien l’image d’une religion thérapeutique que véhicule l’antoinisme. La guérison demeure au premier plan de ses préoccupations et constitue la porte d’entrée des adeptes.
Née en 1932, Yvonne Trubert a dès son enfance été attentive à la souffrance des autres, leur prêtant sans défaillir une oreille attentive. Mère de quatre enfants, elle tient une boutique de lingerie en région parisienne, où les clientes lui confient leurs difficultés. Elle les réconforte. Grâce au bouche à oreilles, des personnes toujours plus nombreuses viennent chercher chez elle des paroles de consolation. L’écoute et l’échange s’approfondissent rapidement d’une dimension spirituelle basée sur les valeurs chrétiennes. Ses journées y passent : elle finira par se consacrer aux demandes d’aide du matin au soir et, débordée malgré son dévouement, réunira autour d’elle un cercle de personnes qu’elle a aidées et qui la seconderont. C’est ainsi qu’en 1983 sera officiellement fondé le mouvement « Invitation à la vie » (IVI). Basé sur les principes chrétiens, il se vouera à la diffusion du message christique de l’amour du prochain et pratiquera des « harmonisations ».
En 1989, on dénombrait 2880 membres français d’ Invitation à la vie, chiffre descendu progressivement à 1500 en 1999, mais qui ne tient pas compte d’une relative expansion dans le monde. Deux tiers des adhérents sont entrés à Invitation à la vie à la suite de maladies psychologiques, 17% seulement pour des maladies physiques. Quasi tous ont recours la médecine officielle : les pratiques d’ Invitation à la vie ne constituent nullement un substitut à la médecine curative.
En 1999, Yvonne Trubert se retirera et laissera le mouvement voler de ses propres ailes.
Invitation à la vie n’est pas une religion mais un mouvement de spiritualité s’adressant aux membres de diverses confessions (quelques musulmans et juifs l’ont rejoint). Il n’y a pas de dogme, de vérité nouvelle ni de vision unitaire du cosmos, Yvonne Trubert refuse d’ailleurs qu’on l’identifie à un maître moral. Pour elle, Dieu n’est pas un être anthropomorphe, Il est lumière, énergie, amour, vie. Le péché originel a divisé l’homme et Satan, ne pouvant accéder à l’âme humaine, s’est introduit dans son mental. Dès lors, il faut combattre la déformation mentale égotique, se libérer de l’illusion mentale qui pousse au matérialisme et résoudre le conflit entre intelligence (psychisme) et conscience (âme). La cause de la maladie se démarque du déterminisme biomédical, elle est à rechercher dans les « blessures de la mémoire », les deuils, le manque d’amour, les humiliations et les mauvais traitements. Le traitement médical peut avoir une efficacité mais ne pourra jamais atteindre la cause profonde du mal. Dès lors les soins passent par la guérison de la mémoire, à laquelle contribuent la prière, le don d’amour-énergie délivré lors de l’harmonisation, les « vibrations » (sons prononcés en chœur à la manière des chants de mantras) et les pèlerinages.
L’harmonisation est un massage léger du corps d’une personne (vêtue et recouverte d’une étoffe) destiné, comme les vibrations, à ouvrir les centres énergétiques appelés chakras. C’est une manière d’exprimer de l’amour pour autrui par le contact et non par des mots, c’est un prolongement de la prière et non une simple technique. L’harmonisation guérit la mémoire et soulage le « passif » de blessures psychologiques. Ce n’est pas une thérapie mais un support, une forme de soutien, qui ne remplace pas la médecine.
On compte d’ailleurs des professionnels de la santé (qui recourent à la prière et à l’harmonisation pour guérir et soulager) parmi les membres d’ Invitation à la vie. Ils y retrouvent l’importance de la relation médecin-malade, négligée dans leur formation et l’exercice de leur métier. D’une manière qui rappelle l’approche Balint, Invitation à la vie découvre un patient clivé, celui qui est organiquement atteint et a besoin d’une intervention « technique » mais aussi celui que la médecine officielle oublie, celui qui a une histoire et une souffrance psychique. Ni la conception de la relation médecin-malade ni le rapport physique-psychique ne font cependant l’objet d’une élaboration théorique poussée, car une grande importance est donnée à une troisième dimension, l’âme : la cure passe par une reconnaissance de la dimension spirituelle du patient et du médecin. Dieu a créé l’homme avec amour, la prière et l’harmonisation sont des actes d’amour qui peuvent réparer le corps et apaiser l’âme. La prise en compte corps-psychisme-âme renvoie à une conception holiste de la maladie. Dans de nombreuses spiritualités qui se préoccupent du corps, le médecin est tiraillé entre deux possibilités qui souvent s’excluent : offrir des soins conformes à son engagement religieux ou se cantonner à la neutralité éthique et aux compétences biomédicales pour lesquelles il possède une légitimité. La psychologisation de la relation médecin-malade offre une issue à son dilemme : la relation d’aide (qui véhicule souvent du religieux implicite) permet de réintroduire des vertus chrétiennes [2].
Les pratiques charismatiques
Le désir d’un mieux-être physique et psychologique rassemble aujourd’hui des millions de chrétiens au sein de mouvements pentecôtistes ou du Renouveau charismatique catholique. Ces communautés, qui comptent de nombreux médecins, psychothérapeutes ou paramédicaux, développent des rituels de guérison basés sur l’expérience fondatrice de l’effusion de l’Esprit. Pour elles, la maladie résulte de causes autant physiques que psychologiques, relationnelles ou spirituelles. Elles soulignent le lien entre maladie et faute ou péché, mais, au lieu d’insister sur la culpabilité personnelle, elles mettent l’accent sur le rapport entre la santé et la grâce, entre la guérison physique et la guérison intérieure ou la conversion : lorsqu’une guérison se produit, même si elle est explicable par un traitement médical ou un effet psychosomatique, elle manifeste l’action divine. Souvent l’épisode de “salut holistique” s’inscrit dans le langage du corps, par exemple par des chutes ou des tremblements vécus comme une invasion de l’Esprit au cours de laquelle se produit la conversion intérieure.
L’Eglise catholique de son côté vient de réformer ses procédures de reconnaissance des miracles dans un sens qui insiste davantage sur la foi du “candidat miraculé” que sur le merveilleux ou le scientifiquement inexplicable. Elle met en garde contre “l’inflation des rites et des prières de guérison car on court le risque que la foi se transforme en un simple service médical” (Tony Anatrella, psychanalyste et prêtre catholique).
Les religions « de guérison » citées ici ne sont que quelques exemples dans un « éventail d’offres » très large, qui va de l’offre spirituelle respectable à la secte, en passant par les ésotérismes et gnoses diverses [3]. La plupart développent des théories de la maladie dans un sens large, qui inclut les troubles physiques et psychiques mais aussi les vicissitudes de la vie. Elles entrent ainsi en tension avec les théories médicales officielles mais développent avec elles un modus vivendi relativement pacifique. En fait, les champs d’action des religions de guérison et de la médecine ne se recouvrent que partiellement. Le traitement spirituel des maladies n’est pas axé sur les seuls soulagements d’ici-bas, mais conduit le patient à reconsidérer sa vie, à prendre contact avec les forces surnaturelles et constitue une étape du salut qui dépasse le cadre de la vie. Ainsi la recherche d’une guérison peut déboucher sur engagement religieux. Contrairement à la médecine, les religions offrent un sens à la vie, répondent aux questions existentielles et fournissent des lignes de conduite qui vont bien au-delà de l’hygiène de vie psycho-médicale.
Deux dangers doivent cependant être mis en exergue. Tout d’abord, il importe de demeurer méfiant dès qu’une religion semble porter atteinte à l’autonomie, au libre choix et à la liberté de penser de ses adeptes : ce sont là des signes qui évoquent une dérive sectaire [4]. Ensuite, il faut stigmatiser celles qui, parmi ces religions, poussent les malades à rejeter les soins « officiels », que ce soit au niveau curatif ou préventif. Quoi que fort médiatisées et comptant un nombre important d’adeptes, elles sont heureusement assez rares, la plupart des religions de guérison se présentant comme apportant « un plus » que la médecine officielle est incapable d’offrir, sans chercher à se substituer à elle [5]. Reste alors aux soignants « officiels » à ne pas dévaloriser ces convictions religieuses des patients mais à les accueillir avec respect.
La médecine « officielle » a peut-être plus à apprendre qu’à craindre de ces religions. Comme pour les médecins d’ Invitation à la vie, il faut que le « complexe biomédical » remette sans cesse à son agenda la relation médecin-patient, souvent étouffée dans un rapport savoir-objet ou dans les meilleurs cas limitée à sa dimension psychologique. Ce qui n’est déjà pas si mal et nécessite une ouverture d’esprit trop peu répandue : combien se forment à ce niveau, que ce soit en groupe Balint ou par d’autres moyens ? Mais, et là les religions interpellent les soignants, il faut encore rester attentif aux convictions des patients qui se confient. Non seulement par respect, mais parce que ces convictions façonnent la façon d’être au monde des patients et donc « interfèrent » avec le projet thérapeutique. Interférer est d’ailleurs un mot malheureux, il semble indiquer que le patient dérange le travail du soignant avec ses convictions... Plutôt que l’inverse, le projet thérapeutique n’a-t-il pas à se mettre au service du patient et de son projet de vie ?
Mais attention ! A vouloir prendre en compte tout ce qui constitue l’existence du patient, il faut rester attentif à ne pas prendre le contrôle de l’existence du patient, ne pas confondre être à l’écoute de la dimension spirituelle et se prendre pour une directeur de conscience. On a déjà dénoncé le danger des définitions « totalisantes » de la santé comme bien-être physique, psychologique, social et spirituel : le « biopouvoir » n’est jamais loin. La maladie peut se définir en miroir avec la santé, elle implique le physique, le psychologique, le social... et le spirituel. « La Médecine ne peut que vouloir le bien des autres... en se déplaçant des médecins à la Médecine, la croyance n’a rien perdu. Elle s’est purifiée des incertitudes qui l’encombraient encore ». (Norbert Bensaïd). Dans d’autres contextes, ne parle-t-on pas de la médecine comme d’une nouvelle religion ? N’y a-t-il pas dans cette « religiosité médicale » obscure une des causes de la difficulté des soignants à tolérer la spiritualité du patient quand elle s’oppose au dogme scientifique ?
Ni angélisme ni totalitarisme donc. Et quant aux frontières, qu’elles soient molles ou dures, l’important n’est-il pas qu’elles soient respectueuses des identités qu’elles séparent tout en restant ouverte aux échanges ?
La Scientologie
En 1950, Ron Hubbard publie La dianétique, la puissance de la pensée sur le corps, ouvrage de psychologie qui décrit une conception de l’appareil psychique où des « engrammes » (enregistrements inconscients de perceptions passées), accumulés dans le « mental réactif » prennent le contrôle de l’organisme et provoquent des troubles psychosomatiques. La thérapie consiste en « auditions » et a pour but d’effacer ces engrammes en les transformant en inoffensifs souvenirs reclassés dans la « banque mnémonique standard », le but ultime étant de contacter le « basique-basique », premier engramme et clef de voûte de toutes les chaînes engrammiques. Ainsi, quand il parvient à se souvenir de toutes ses expériences vécues, l’homme « préclair » devient « clair ». Il n’y a donc pas de différence tranchée entre normal et pathologique.
La théorie est accueillie avec scepticisme dans les milieux académiques, mais des patients affirment avoir trouvé leurs vies antérieures lors des auditions. Ron Hubbard en tire une doctrine réincarnationniste et une cosmologie de type gnostique. Sa cosmologie repose sur les « thetans », êtres immatériels, omnipotents, omniscients et immortels qui existaient avant l’Univers, qu’ils créèrent. Mais ils s’engluèrent dans l’homme, leur créature, et perdirent toutes leurs qualités. L’homme est donc un thetan « perdu », que la scientologie permettra de « retrouver » par étapes successives. Le retour à l’état de thetan originel achève le cycle des réincarnations, et à terme, le monde sera peuplé de « Parfaits » et ne connaîtra plus ni guerre, ni pauvreté ni troubles sociaux. Son travail n’étant pas reconnu par la communauté scientifique, Ron Hubbard fonde une l’Eglise dévouée à sa « scientologie ».
La scientologie se présente donc une voie de libération de l’homme par la prise de conscience de sa divinité. Mais contrairement aux religions révélées, elle est le fruit de la réflexion d’un chercheur intéressé par le développement de la personne. Elle n’en a pas moins les caractéristiques d’une religion puisqu’elle propose une cosmologie, avec une morale et une voie de salut (tarifée) qui en découlent et s’adressent à une communauté de croyants.
Sources
Croire et guérir, Régis Dericquebourg, Ed. Devry 2001.
La lumière médicale, Norbert Bensaïd, Ed du Seuil 1981.
« Guéri ou sauvé », Michel Meslin, in La quête de guérison, Michel Meslin et alii, Bayard 2006.
[1] L’antoinisme est bien un culte et non une secte. Rien n’est en fait exigé des adeptes, il ne s’oppose pas aux religions et se fonde sur une expérience personnelle et intérieure, de type mystique.
[2] Contrairement aux groupes de Renouveau charismatique, Invitation à la vie n’a pas de pratiques de guérison groupale et, s’il souligne les limites de la rationalité médicale dominante, ne se veut pas porteur d’un charisme de guérison.
[3] D’une littérature abondante sur le sujet, citons la revue Recherches Sociologiques vol.29, n°2, 1998, numéro consacré à “Religion et santé : de la guérison spirituelle aux thérapies psychospirituelles”, UCL Louvain-la-Neuve, Belgique.
[4] Notre cahier n’aborde pas la problématique des sectes. Il nous paraissait en effet incorrect de suggérer qu’une assimilation puisse être faite entre elles et les religions, et tout aussi indésirable de traiter de manière « annexe » cette problématique qui est à l’origine de bien des drames. Sans doute reviendrons-nous sur ce sujet dans un cahier entièrement consacré au phénomène sectaire.
[5] Ces religions sont néanmoins à l’origine de beaucoup de difficultés à prodiguer des soins optimaux. Nous reviendrons sur ce sujet dans un cahier consacré aux problèmes d’éthique.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...